Ages et transmissions https://agesettransmissions.be/ Créée en 97, Ages et Transmissions est une asbl pluraliste bruxelloise permettant aux aînés de jouer un rôle actif dans la société. Elle est reconnue comme organisme d'éducation permanente par la Fédération Wallonie-Bruxelles. fr SPIP - www.spip.net Ages et transmissions https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L144xH138/siteon0-31eb6.png?1703182657 https://agesettransmissions.be/ 138 144 La libération : 3 septembre 1944 (Adrien) https://agesettransmissions.be/spip.php?article475 https://agesettransmissions.be/spip.php?article475 2016-09-02T07:43:10Z text/html fr Souris verte Guerre 40-45 <p>3 septembre 1944, Enghien <br class='autobr' /> Il y a peu de monde à la messe ce dimanche matin Le capucin de service ne semble pas avoir le cœur à son ouvrage d'officiant. Les fidèles parlent entre eux presque à voix haute. Je perçois des bribes de leurs conversation : « Radio Londres a annoncé hier soir que les troupes américaines sont entrées en Belgique », « Arras a été libérée avant-hier », « Ils vont certainement arriver aujourd'hui », « Un drapeau belge a été planté cette nuit sur la tour de la grande église ». <br class='autobr' /> L'espoir (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique80" rel="directory">La libération (Adrien)</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot191" rel="tag">Guerre 40-45</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L143xH150/arton475-be5b3.jpg?1703440540' width='143' height='150' /> <div class='rss_texte'><p><strong>3 septembre 1944, Enghien</p> <p></strong>Il y a peu de monde à la messe ce dimanche matin Le capucin de service ne semble pas avoir le cœur à son ouvrage d'officiant. Les fidèles parlent entre eux presque à voix haute. Je perçois des bribes de leurs conversation : « Radio Londres a annoncé hier soir que les troupes américaines sont entrées en Belgique », « Arras a été libérée avant-hier », « Ils vont certainement arriver aujourd'hui », « Un drapeau belge a été planté cette nuit sur la tour de la grande église ». <br /></p> <p>L'espoir est palpable. Le bonheur qui en est le corollaire déride tous les visages et y dessine des amorces de sourires.<br /></p> <p>« Ite missa est ». Le « Deo gratias » qui suit se perd dans le brouhaha provoqué par la sortie précipitée des ouailles que Dieu a dû trouver bien tièdes en cette belle matinée de septembre.<br /></p> <p>Mon père n'arrête pas de tousser, nerveusement. Une inquiétude perce la cuirasse de sa joie. Probablement la crainte de violents combats ou de bombardements imminents.<br /></p> <p>Pour rentrer à la maison nous devons traverser une rue qu'encombre une pitoyable soldatesque à l'uniforme vert de gris. Les militaires progressent en deux files. La première comporte des véhicules hippomobiles et des soldats se mouvant à pied dans le désordre le plus complet. La deuxième se compose de camions, motos, camionnettes, autochenilles, chars et canons tractés. Le convoi fortement camouflé de branchages fait songer à une forêt en marche. Le défilé se poursuit jour et nuit depuis près d'une semaine. Les fuyards abrutis par la fatigue avancent comme des automates, le regard vide de toute expression. Est-ce là tout ce qui reste de cette fière armée conquérante de mai 1940 ? Le soleil éclatant et le ciel profondément bleu sont les seuls points communs entre les journées d'invasion et ce dimanche de débâcle.<br /></p> <p>Arrivé à la maison, mon père déplace le couvercle en béton d'une citerne extérieure laquelle, vidée de ses eaux, nous a servi d'abri lors d'alertes aériennes. J'aime descendre dans ce lieu, me fondre dans sa pénombre, savourer sa fraîcheur et lancer des petits cris que l'écho fait rebondir sur les parois cimentées</p> <p>Il est l'heure de la sieste, mais elle ne sera pas respectée aujourd'hui. <br /> Tous les habitants du quartier postés sur le pas de leur porte s'interpellent et se communiquent des nouvelles qui, pour la plupart, s'apparentent plutôt à des rumeurs. Des tirs provenant de l'extérieur de la ville arrêtent net les conversations. Soudain un avion de chasse anglais nous survole à basse altitude. Au ronronnement assourdissant de son puissant moteur suivent des détonations de mitrailleuses et des explosions successives. Les commentaires vont bon train. Le combat doit se dérouler dans les environs du cimetière. La mitraillade se renouvelle à plusieurs reprises. Très peu de temps après l'avion passe à nouveau, en sens inverse, presque à la hauteur des toits. Un peu plus tard, une nouvelle rumeur prend corps, une colonne blindée allemand aurait été anéantie au lieu-dit « Le Patriote ». Un cycliste apparaît, la chemise trempée de transpiration. Il confirme le massacre dont il se dit avoir été le témoin. Il prétend aussi que les Allemands ont fusillé un groupe de résistants. Et les rumeurs se transforment en nouvelles.<br /></p> <p>La joie se mêle à la tristesse, l'espoir à la crainte. De l'excitation rehaussée d'appréhension naissent des éclats de rires nerveux.<br /></p> <p>Sur la façade d'une maison de la rue vient d'être hissé un grand drapeau belge. La demeure est occupée par un collaborateur notoire. A la stupeur et la consternation provoquées par ce revirement grotesque suit une bienfaisante hilarité.<br /></p> <p>Une demi heure plus tard, une jeune femme déboule dans la rue et la voix vibrante d'émotion s'écrie : « Les Anglais sont là ! Ils sont à la rue de Bruxelles ! ».<br /></p> <p>A quoi peuvent bien ressembler ces dieux que la propagande nazie ne nous a montrés que morts ou prisonniers ?<br /> Les gens du quartier se hâtent vers la rue de Bruxelles, située à moins de cent mètres de chez moi.<br /> Le bruit d'une fusillade nourrie stoppe net la ruée. Encore quelques coups de feu suivis d'un silence intriguant. Le courant s'inverse, tout le monde se précipite vers son domicile et s'y calfeutre.<br /> Mon père et moi regardons dans la rue par le châssis grillagé de la porte du magasin. Un soldat allemand tourne le coin de la rue qui relie la mienne à la rue de Bruxelles. Il boite, titube, se rattrape aux portes des maisons, s'appuie sur les façades. Il s'assied sur le perron en pierre bleue de la maison située en face de notre poste d'observation. Avec lenteur il replie son pied gauche et en entoure la cheville de ses deux mains. Une auréole sanglante colore son bas, une balle a fracassé son pied. Il lève plusieurs fois la tête au ciel comme pour en implorer une aide et pousse des râles à plusieurs reprises. Inquiet, il tourne la tête sans arrêt scrutant les deux côtés de la rue d'où pourrait surgir un nouveau danger. Un képi à longue visière lui confère encore une allure agressive et cela en dépit de son état et l'absence d'armement.<br /></p> <p>Un martèlement de bottes prend naissance au coin de la rue, s'amplifie et s'approche. Trois résistants en uniforme de toile beige viennent se placer face au blessé et braquent sur lui une mitraillette Sten.<br /> Après un bref conciliabule et une fouille rapide, deux d'entre eux relèvent le misérable éclopé, l'entourent et placent ses bras sur leurs épaules. Les quatre hommes s'éloignent à grands pas. La jambe inerte du blessé rebondit sur les pavés dans un raclement de crécelle. Un quart d'heure plus tard, vers 16H30, mes parents, quelques voisins et moi reprenons le chemin de la rue de Bruxelles. Dans une rue adjacente, une femme jette des seaux d'eau sur une énorme flaque de sang étalée sur un trottoir et balaie le liquide rosâtre dans le caniveau. Elle nous explique qu'un militaire allemand s'est traîné sur une cinquantaine de mètres pour venir succomber devant sa porte. Elle ne cesse de se lamenter sur le sort affreux de ce très jeune soldat dont elle a entendu les dernières cris et râles. Elle ajoute qu'il faisait partie d'une équipée de militaires fuyant à bord d'une voiture particulière. Débouchant dans la rue de Bruxelles, ils se sont retrouvés face à un char anglais arrêté vers lequel s'avançaient des civils en joie.<br /></p> <p>Il s'en suivit un combat rapide et inégal. Une mitrailleuse du char perça la voiture d'une multitude de projectiles, y semant la mort et la désolation. Un seul occupant se rendit, indemne. Les autres furent tués ou blessés. L'éclopé de ma rue faisait partie de ces fuyards.<br /></p> <p>Nous atteignons le convoi des libérateurs. Le bonheur que j'ai ressenti à ce moment s'est greffé à tout jamais dans la mémoire de mon cœur.<br /> La foule entoure les chars et les jeeps à l'arrêt. Elle veut toucher le matériel arborant une étoile blanche à cinq branches comme pour se persuader qu'elle ne rêve pas, que le cauchemar se termine. Des soldats se penchent, acceptent en souriant les fleurs que leurs tendent des mains frénétiques. Des hommes et des femmes se hissent sur les chars et se glissent dans les jeeps et les chenillettes. Des jeunes filles embrassent leurs libérateurs qui leur rendent leurs baiser avec une innocence toute feinte. Aux cris d'allégresse se mêlent les pleurs des plus émus.<br /></p> <p>Mais les militaires alliés doivent reprendre la route. Les moteurs démarrent dans un nuage bleuté de gaz d'échappement.<br /> Et défilent sans fin les véhicules salués par des centaines de mains. Le crissement des chenilles sur les pavés fait vibrer les vitres des maisons et frémir mes entrailles. Quatre années de souffrances, de faim, de peur, d'humiliations, s'estompent dans les hurlements de joie que ne parvient pas à surmonter le rugissement du charroi guerrier. <br /></p> <p>La voiture allemande mitraillée a été poussée dans une rue adjacente. Les impacts des balles ne peuvent se compter. La plupart des objets qu'elle contenait ont été enlevés par les habitants. Seuls y traînent encore quelques vêtements souillés de sang.<br /> Une foule en liesse remplit les rues de la ville. Beaucoup de gens s'embrassent, rient, laissent éclater leur bonheur avec une exaltation proche du délire.<br /></p> <p>Sur le balcon de l'hôtel de ville quatre femmes tondues font face aux passants. L'une d'elle pleure à chaudes larmes. Des insultes et quolibets scabreux fusent de toute part. La vue de femmes chauves me stupéfie et me heurte, je ne pouvais m'imaginer une femme tondue. Ma mère m'explique qu'elles se sont mal conduites avec des Allemands. Certaines en ont même épousés.<br /></p> <p>Attroupement étrange sur la grande place, en face de la maison communale et le long de l'église. Une cinquantaine de soldats à l'uniforme inconnu conversent dans une langue baroque. On nous apprend que ce sont des prisonniers russes que les Allemands employaient dans un dépôt de munition établi au Bois de Strioux. L'occupant l'a fait sauter il y a quelques jours. Les Russes aimeraient qu'on les prenne en charge et qu'on les rapatrie rapidement. Mais personne ne semble se soucier d'eux.<br /></p> <p>Plus loin, sur le perron d'une maison patricienne, un coiffeur s'affaire à tondre la tête d'une femme. Cinq autres, sur le trottoir, attendent leur tour, certaines avec résignation. L'une d'elle est vêtue d'une simple combinaison. Deux autres, parmi les plus jeunes, pleurent en se tenant par la main. Des sœurs probablement. Des injures et quelques rires gras s'élèvent de la foule : « Salopes ! Putains ! ». La plupart des spectateurs demeurent cependant silencieux. Une grande tristesse m'envahit. Leur crime a-t-il donc été si grave pour provoquer un tel châtiment, de telles humiliations ? La fille en combinaison me fait penser à ma sœur lorsqu'elle se déshabillait le soir dans notre chambre commune. Au moment où elle ôtait ce sous-vêtement, je devais tourner mon regard vers le mur. Le bruissement soyeux des dessous enflammait mon imagination de gamin et éveillait d'imprécises envies à l'érotisme inconscient.<br /> Deux femmes arborent un crâne totalement chauve. L'impitoyable tondeuse poursuit sa sinistre tâche et se faufile dans la permanente d'une fille blonde. Elle alimente par une intermittente cascade de cheveux une mer ondoyante de mèches de tons divers étalées sur le perron.<br /> Mes parents m'éloignent de ce navrant spectacle qu'ils ne semblent d'ailleurs pas approuver.<br /></p> <p>Des soldats de l'armée secrète appelée aussi Armée Blanche par opposition aux uniformes noirs des volontaires belges enrôlés dans l'armée nazie, encadrent un groupe de civils en marche. Tous portent une valise ou un baluchon. Ces hommes sont d'anciens collaborateurs avec l'ennemi. Des poings se lèvent vers eux, des invectives fusent de partout.<br /> La ville entière se retrouve dans la rue. Pas un seul Enghiennois n'est demeuré chez lui. Chacun savoure la liberté retrouvée. Terminés les contrôles d'identité, les rafles, la censure des médias, la propagande agressive, les dénonciations vraies ou fausses, l'autocensure du verbe et de l'écriture, les fouilles corporelles et des bagages avec des armes pointées vers soi, le mépris de l'occupant, les prises et exécutions d'otages, la bassesse des collaborateurs et autres traîtres, l'éducation tronquée, la haine des Juifs, la Gestapo, la torture, la clandestinité, le camp de Breendonk, l'appréhension du jour même et du lendemain. Bref, c'est le retour à une vie décente dont l'épanouissement va pouvoir se développer dans le cadre de la démocratie renaissante. Le soulagement est immense, l'espoir proche de la paix.</p> <p>(à suivre : <a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article476' class='spip_in'>La libération : 4 septembre 44</a>)</p></div> La libération : 4 septembre 1944 (Adrien) https://agesettransmissions.be/spip.php?article476 https://agesettransmissions.be/spip.php?article476 2016-09-02T07:43:08Z text/html fr Souris verte Guerre 40-45 <p>(lire le début de l'article : La libération 3 septembre 44) <br class='autobr' /> Lundi 4 septembre, Enghien <br class='autobr' /> Accompagné de mon neveu Joseph, je parcours les rues de la ville. Des interminables convois alliés traversent la cité en direction de Bruxelles dont l'avant-garde des troupes anglaises a atteint les portes hier soir. <br class='autobr' /> Fabriqués à la hâte, de nombreux drapeaux belges, américains, anglais, français et russes font éclater leurs couleurs vives sur les façades des maisons, joyeux bariolages qui ajoutent encore à (...)</p> - <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?rubrique80" rel="directory">La libération (Adrien)</a> / <a href="https://agesettransmissions.be/spip.php?mot191" rel="tag">Guerre 40-45</a> <img class='spip_logo spip_logo_right spip_logos' alt="" style='float:right' src='https://agesettransmissions.be/local/cache-vignettes/L143xH150/arton476-9cda6.jpg?1703440540' width='143' height='150' /> <div class='rss_texte'><p>(lire le début de l'article : <a href='https://agesettransmissions.be/spip.php?article475' class='spip_in'>La libération 3 septembre 44</a>)</p> <p> <strong></p> <p>Lundi 4 septembre, Enghien</p> <p></strong>Accompagné de mon neveu Joseph, je parcours les rues de la ville. Des interminables convois alliés traversent la cité en direction de Bruxelles dont l'avant-garde des troupes anglaises a atteint les portes hier soir.<br /></p> <p>Fabriqués à la hâte, de nombreux drapeaux belges, américains, anglais, français et russes font éclater leurs couleurs vives sur les façades des maisons, joyeux bariolages qui ajoutent encore à l'atmosphère ambiante de fête.<br /> Le ciel bleu arbore toujours un soleil éclatant.<br /> Joseph et moi faisons le point de tous les récits qui nous sont parvenus.<br /></p> <p>Hier matin, les Allemands au cours de leur débâcle ont abattu un cheval épuisé sur une place de la ville. De nombreuses personnes se sont ruées sur la bête et se sont livrées à son équarrissage avec des moyens de fortune. Des ménagères sont rentrées chez elles, le cabas rempli, les mains couvertes de sang.<br /> Plusieurs combats violents se sont déroulés entre les militaires allemands et l'Armée Blanche. Toutes les victimes belges ne seraient pas des partisans. Un groupe d'hommes surpris par les SS à piller des chevaux et du matériel militaire a été exécuté sur la place de leur délit.<br /> Mais pour les Enghiennois aucune distinction ne sera faite entre les héros et les autres. En effet, est-ce un forfait que de délester l'ennemi de ses biens ? Une aura patriotique enveloppe déjà toutes les actions qui ont été entreprises envers l'adversaire. Et puis, la conscience ne s'accommode-t-elle pas toujours de transgressions qu'elle relègue avec facilité au rayon des fautes vénielles ?<br /></p> <p>A Labliau, Gerald Sorensen, un aviateur américain recueilli par une famille belge avait rejoint la résistance locale, le maquis de Saint Marcoult. Son avion, une forteresse volante B17 dont il était le mitrailleur de queue, avait été abattu en mai 1944 près d'Enghien. Il a été tué hier, au combat, avec huit de ses récents compagnons d'armes dont le fils de sa famille d'accueil. Le maquis de Saint-Marcoult s'est vaillamment illustré dans plusieurs engagements avec l'ennemi. Ces résistants ont fait prisonniers environ 1750 soldats allemands.<br /></p> <p>Mon beau-frère Charles, à l'insu de toute sa famille et de son épouse, faisait partie de l'armée secrète. Hier après-midi il a fait le coup de feu sur les Allemands dans les environs de Rebecq. Il accompagnait des artilleurs anglais. Deux chars allemands ont été mis hors de combat. Bricoleur de génie, Charles, à l'aide d'un tournevis improvisé, a enlevé le périscope d'un des chars. Il reste très discret sur ses activités de soldat de l'ombre. Ma sœur nous a raconté qu'il possédait un pistolet américain parachuté avec d'autres armes et munitions par une nuit claire, près de Saint-Marcoult. Il possède également un ceinturon ayant appartenu à un soldat de la Croix-Rouge allemande. Pendant toute la durée de la guerre, il a tenu secret le fait qu'il avait abattu un soldat allemand en 1940. Il en a parlé hier, tout en restant discret sur les circonstances de cet acte. A-t-il tué d'autres ennemis ? Il n'a pas été possible de le savoir.</p> <p>La Brigade Piron a passé la nuit à Enghien. Leur accueil par la population tenait du délire. <br /> Des tentes militaires parsèment le parc communal ainsi que le grand parc, propriété du baron Empain. Devant la stèle du monument aux morts de la guerre 14-18, à l'entrée du premier parc, la Wehrmacht a abandonné un nebelwerfer, textuellement lanceur de brouillard. Il s'agit d'un canon à six fûts disposés en cercle. L'engin est capable de lancer en quelques secondes six roquettes de gros calibre sur une cible distante de six mille mètres. Les Russes l'appellent « orgues de Staline ». Avec d'autres enfants nous essayons de déplacer la pièce d'artillerie. Un soldat anglais sorti d'on ne sait où nous fait signe de nous éloigner de cette arme redoutable. Nous l'abandonnons à regret et essayons de pénétrer dans le grand parc mais là également une sentinelle, par des gestes significatifs, nous ordonne de prendre le large. <br /> Dépités, Joseph et moi décidons de nous rendre au lieu-dit Le Patriote. Comme un cycliste nous l'avait signalé hier, de rudes combats s'y sont déroulés et une colonne allemande y a été totalement décimée par un avion allié, celui qui nous a survolés.</p> <p>Le cimetière communal se trouve sur notre chemin. Une grande animation règne à son entrée. Nous en demandons la cause au gardien des lieux. Il nous explique qu'on creuse une grande fosse commune pour y ensevelir tous les soldats germaniques tués au cours des combats d'hier. Il rejette avec vigueur notre demande d'assister à l'inhumation. « Ce n'est pas un spectacle pour les enfants ! ». Décidément, la journée s'annonce « enfants non admis ».<br /></p> <p>Au Patriote, l'Apocalypse semble avoir envoyé ses quatre cavaliers exterminateurs. La scène qui s'étale devant nos yeux nous effare autant qu'elle nous émerveille. Un grand nombre de chenillettes et de camions allemands, la plupart carbonisés, jonchent les abords de la route. Un impressionnant canon comme ceux que j'ai vu aux actualités, criblé d'impacts, pointe son fût vers le ciel. Et là, par bonheur, aucun adulte pour nous interdire l'accès au matériel militaire dévasté. Avec d'autres enfants, nous nous précipitons sur ce champ de bataille grandeur nature et nous y livrons au simulacre ludique de la guerre. Je me suis réfugié dans une chenillette. Un genou posé dans des décombres carbonisés, partiellement caché par les flancs rehaussés de l'engin, je lance des séries de tacatac et de pan pan vers mes ennemis. Ils se sont réfugiés dans d'autres véhicules ou derrière le canon. Réaliser que de nombreux soldats ont été tués ou blessés hier à cet endroit et peut-être même dans ce char décuple mon plaisir. Mais la petite guerre prend fin non pas faute de combattants mais faute de victimes. Personne, en effet, ne veut s'identifier aux vaincus de la bataille. Un de mes ennemis de jeu me signale que deux canons intacts ont été abandonnés devant le collège Saint Augustin à la suite d'un combat entre Allemands et maquisards. En route donc vers ce nouveau centre d'intérêt.<br /></p> <p>En chemin, nous nous arrêtons devant la grille d'un couvent situé à proximité de l'étang de la Dodane, vestige d'une douve médiévale. L'endroit a été transformé en hôpital. Deux brancardiers allemands effectuent un transport particulier vers un petit bâtiment isolé. Un cadavre recouvert d'une couverture gît sur leur civière. Son képi et quelques effets personnels dont un portefeuille s'étalent à ses côtés. Un bras s'est dégagé de la couverture et s'agite mollement dans le vide au gré des balancements du brancard. Nous ne doutons pas qu'ici également les enfants sont indésirables et nous nous rendons au collège.<br /></p> <p>Le long de la façade du bâtiment deux canons abandonnés semblent attendre le retour de leurs servants. Nouveau miracle, aucun surveillant à l'horizon pour nous empêcher d'assouvir nos envies guerrières. Et les fantassins de tout à l'heure se muent en d'habiles artilleurs. Aucune manette, aucun levier, aucune manivelle qui ne soit levée, abaissée ou tournée en tous sens. La fierté devait briller dans mes yeux lorsque je parvins à hausser ou à descendre le fût d'un des canons.<br /> Nous décidons d'essayer de nous introduire dans le collège transformé en hôpital. Mais une animation provoquée par un départ de soldats légèrement blessés vers un camp de prisonniers ainsi qu'une sentinelle postée devant la porte d'entrée des lieux nous en dissuade. Nous nous livrerons à une autre tentative demain.<br /></p> <p>Nos pérégrinations se poursuivent par la visite de notre école réquisitionnée par l'armée anglaise. Nous demandons au directeur de l'établissement que nous apercevons dans la cour de récréation de nous permettre une rapide visite des lieux. Il accepte et profite de l'opportunité pour nous signaler qu'il désire que nous assistions à l'enterrement prochain des victimes enghiennoises. Il nous annonce également que des classes provisoires seront ouvertes sans tarder dans des établissements publics. Je croise le regard de Joseph qui en dit long sur l'absence d'enthousiasme provoquée par ces nouvelles.<br /> Le préau de la cour des garçons abrite une cuisine roulante. Il est quatre heures. Une odeur agréable qui m'est inconnue s'échappe d'une grande cuve fumante. Un cuistot nous accoste, une louche et deux cruchons en aluminium à la main et par gestes nous propose ce qu'il appelle du « tea ». Suffisamment futés pour deviner qu'il s'agit de thé nous acceptons avec une joie non dissimulée. Nous ne connaissons cette boisson que de nom. Arrosé de lait en poudre et lesté de sucre ce breuvage s'avère délicieux. Joseph s'adresse au cuisinier et sort la phrase que tout enfant a vite fait d'apprendre et qui tend déjà vers l'universalité : « Chocolat' for mama, cigaret' for papa, chwingom for mî ». Je m'interrogerai plus tard sur l'orthographe de ces mots. Pour le moment seule compte leur prononciation. Et cette dernière n'a pu être prise en défaut car nous quittons l'école les poches pleines de friandises, de cigarettes Players et de menus souvenirs militaires. <br /></p> <p>Joseph propose de nous rendre au bois de Strioux où le dépôt allemand de munitions a explosé. Il doit bien y traîner encore quelques objets intéressants. Mais il est temps de rentrer à la maison. La visite est remise à demain. Il nous reste également à jeter un coup d'œil sur plusieurs camps de prisonniers de guerre ainsi que, si possible, sur l'hôpital du collège.<br /> Nous convenons de ne raconter à nos parents qu'une partie de nos activités. Avant de partir, nous avions, en effet, dû promettre de ne toucher à aucun objet d'origine militaire.<br /></p> <p>Ma mère a rouvert le magasin mais les denrées manquent toujours. Elle m'annonce que Bruxelles a été libérée aujourd'hui. Elle me signale également qu'un bal populaire sera organisé samedi soir à la place de la station, au milieu des ruines du bombardement de mai 1940. Les organisateurs n'ont pas le choix de l'endroit, toutes les autres places de la ville sont encombrées de tentes et de matériel appartenant à l'armée de libération.<br /> Mon père a présenté ses services de cuisinier aux Anglais et a été enrôlé à la cantine des officiers, au grand parc. Il commence demain. Ce sera sa première fréquentation de la gent militaire.<br /></p> <p>Mon beau frère Pierre s'est promené toute la journée dans la ville, ne voulant perdre aucune parcelle de sa liberté retrouvée. Il aspire à oublier sa longue séquestration et les pénibles moments passés dans sa cachette sous l'évier de sa cuisine. La menace de retourner en Allemagne comme travailleur obligatoire s'est soudainement et définitivement évaporée.<br /></p> <p>La joie générale qui a explosé hier s'est muée en un bonheur serein.<br /> Je vis intensément le moment présent. Quoi qu'il advienne, le futur sera préférable au passé. <br /> Le western va bientôt se terminer et le mot « Fin » va s'inscrire sur les derniers mètres de la pellicule. Les « méchants » ont parfaitement interprété leur rôle. Les « bons » se sont montrés parfois décevants. Leurs rangs ont souvent été infiltrés par des félons. Mais comme souvent la cavalerie est apparue alors que tout semblait perdu. Les « mauvais » et les traîtres subiront bientôt le châtiment mérité.<br /> Assis dans le fauteuil, mon chat sur les genoux, j'écoute la radio d'où filtre une entraînante musique américaine.<br /> Je sors mon butin de guerre de mes poches. Son inventaire me procure une voluptueuse impression de richesse : deux tablettes de chewing gum, le reste d'un morceau de chocolat, une douille de cartouche, un galon de caporal, une cigarette écrasée, un penny et un insigne de béret britannique.<br /> Le ciel teinte de couleur bleue le toit vitré de la véranda. Le chat ronronne, les pigeons entament une sarabande autour de mon père.<br /> Je me tiens coi, de crainte de briser ce nouvel enchantement.</p></div>