Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j’ai vu - Des seniors d’aujourd’hui racontent leur enfance d’hier »

Le samedi après-midi, l’école était fermée. Quel dommage, j’y serais bien allée, y compris le dimanche. Pour m’empêcher de faire des bêtises durant ce demi-jour de congé, ma mère m’envoya dès mon plus jeune âge au cinéma, voir les films « enfants admis ». Il faut dire que juste en face du magasin que tenait ma mère, il y avait un cinéma. Ainsi me suffisait-il de traverser la rue.

Je recevais quelques pièces de monnaie, de la caisse du magasin, pour me nourrir tant l’estomac que l’esprit. Munie de trois pièces de 1 franc, de deux pièces de 50 centimes et de quatre pièces de 25 centimes (avec un trou au milieu), j’allais d’abord à la pâtisserie Ottoy, distante de 3-4 maisons. Là, je commandais quatre « piccolos » légèrement sucrés à 25 centimes l’unité, que je dégusterais pendant la projection en veillant à ne pas abandonner de miettes sur mes vêtements. Il me restait des sous pour payer les 1 franc 25 centimes de la place la plus chère. Le solde des 5 francs devait être remis à ma mère sans en avoir perdu ou dépensé plus que le prix des sandwichs mous et de la place de cinéma. Pas question de frisko !

Le spectacle se déclinait en trois parties. En première partie, un pianiste, un chanteur ou un comique venait tristement gagner son cachet. Je n’aimais pas le piano dont le son discordant choquait mes oreilles enfantines. J’aimais encore moins le chanteur qui braillait tristement une ritournelle dont je ne comprenais pas les paroles et encore moins le sens. Quant au comique, je ne sais pas qui il faisait rire et certainement pas moi ! Que ces artistes payés au cachet me semblaient courageux de venir sur scène se produire dans de si tristes levers de rideau. Mais enfin il fallait bien qu’ils vivent ! Donc je les applaudissais de toutes mes forces.

La deuxième partie, les actualités, était précédée par des publicités rudimentaires dont la fin était scellée par un sympathique petit noir qui vantait la marque d’un délicieux chocolat ! Les actualités concernaient la plupart du temps des événements politiques ou de la colonie, le Congo belge, dont je ne comprenais pas grand-chose sauf s’il était question des fameux généraux russes que je connaissais si bien par leurs images dans le Soir Illustré. Les actualités étaient débitées d’une voix rocailleuse par un présentateur, probablement très expert mais diablement monocorde. L’entracte venait mettre un terme aux deux premières parties. C’était l’occasion d’acheter des bâtons de crème glacée qui m’étaient interdits, par crainte des caries ! Mais j’en profitais pour franchir un rideau rouge d’une propreté douteuse pour me rendre à l’endroit d’aisances afin de me soulager avant le grand film.

Enfin, un lourd rideau de velours rouge s’ouvrait, l’écran s’illuminait pour la projection d’extraits du film de la semaine suivante, ensuite le grand film commençait. Zorro muet joué par Douglas Fairbanks Senior. J’en avais plein les yeux. J’étais amoureuse de ce très bel homme qui sauvait les pauvres et les opprimés et enlevait sur son fougueux cheval noir la belle de l’histoire. Le déroulement de l’intrigue était chaotique, la bande de projection était de piètre qualité et sautait aux moments les plus palpitants. La toile était traversée de stries bizarres comme s’il pleuvait. Qu’à cela ne tienne, je me sentais vivre les aventures de ce Zorro silencieux mais si expressif. La nuit, je me rêvais accomplissant ses exploits, surtout contre le gros sergent Garcia.

Je restais en général deux séances, c’est-à-dire toute l’après-midi. Je rentrais chez moi lorsque les lumières de la rue étaient déjà allumées, dont le réverbère, planté devant la vitrine du magasin, dernier vestige d’une époque révolue.

Je devins incollable sur les titres et les acteurs de cette filmographie : les comédies musicales avec le couple formé par Yvonne Printemps et Pierre Fresnay, les ballets aquatiques d’Esther Williams, les aventures de Tarzan avec Johnny Weissmuller et plus tardivement les films en couleurs comme « Aladin et la lampe merveilleuse » et le splendide « Autant en emporte le vent » avec Vivien Leight et Clark Gable.

Que de samedis insouciants passés à user mes fesses sur les sièges des salles obscures !

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