Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j’ai vu - Des seniors d’aujourd’hui racontent leur enfance d’hier »

« Tu as une trop longue langue, Monique ! » me crie l’institutrice. Moi, … une trop longue langue ? J’ai quatre ans et je ne sais pas ce que signifie cette expression. Etonnée, je regarde les enfants autour de moi. Ils rient d’un air moqueur. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je porte la main à ma bouche et je cherche ma langue. Je la tâte, je la tire …si fort que ma salive coule sur mon chandail bleu et le mouille. Des yeux, je cherche un miroir. Il faut que je sache, que je la voie ! Je me lève de table et me dirige vers la maison des poupées.

« Où vas- tu Monique ? » hurle l’institutrice. Je me tourne vers elle en tremblant : « Je veux regarder si ma langue a grandi , comment elle est longue… » « Tu te moques de moi, en plus ! » me répond la maîtresse dont le visage devient rouge écarlate. « Je vais te montrer, moi, de quelle longueur est ta langue !.....viens ici ! » D’un pas mal assuré, j’avance vers l’estrade où se trouve le bureau. Je ne suis à l’école maternelle que depuis trois mois et je n’aime pas du tout mon institutrice. Elle ne fait aucun effort pour m’intégrer à la classe.

Pourtant elle sait que je suis perturbée par les déménagements successifs de mes parents. Nous sommes en 1953, en Allemagne. Je fréquente, pour la première fois, l’école maternelle réservée aux enfants des militaires des forces belges d’occupation. Papa change de garnison très souvent et nous en sommes à notre sixième déménagement en quatre ans. J’ai à peine le temps de m’adapter à une maison, à un quartier, à des amis, qu’à nouveau Maman fait les malles pour un nouvel endroit. C’est ainsi que je suis arrivée dans cette école maternelle belge de Kassel en plein milieu de l’année scolaire.

Je suis pourtant une gentille petite fille, je ne suis pas difficile, mais j’ai besoin de sentir autour de moi de l’affection, de l’attention et de la gentillesse. Ce n’est pas vraiment le cas dans cette classe ! Je découvre, étonnée, des sentiments qui m’étaient inconnus jusqu’ici : la peur, l’incompréhension, l’angoisse et la méchanceté. J’ai pour les adultes beaucoup de respect. Mes parents m’ont appris à écouter, à obéir et à être polie. Mais je suis une petite fille curieuse et je pose beaucoup de questions. Trop sans doute !

« Alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? » crie la voix qui me ramène à la réalité. Je sens la gêne monter en moi. Mes mains deviennent moites. Je les essuie sur ma jupe écossaise espérant trouver dans ce tissu épais la force suffisante pour faire les derniers pas qui me conduiront face à cette grande personne en colère. D’un regard, je cherche auprès de mes petits copains un encouragement, un mot ... Mais les enfants n’osent pas me regarder. Ils continuent leur bricolage.

La classe sent la colle et la peinture. Derrière la vitre, j’aperçois les arbres dénudés et un oiseau qui s’envole. Je voudrais pouvoir le suivre et quitter cet endroit. Je me sens perdue. Les larmes commencent à perler au coin de mes yeux. Je veux ma maman ! A quelques pas de moi, l’institutrice s’agite. Elle retire du fond de son armoire un grand carton rouge et de la ficelle. Avec sa paire de ciseaux, elle se met à découper dans le carton, une forme étrange. Je m’approche. Qu’est ce que c’est ? Un poisson ? Une fleur ?

Je l’observe avec crainte : elle est vieille, laide, grande, avec sur le sommet de la tête un petit chignon ridicule qui ressemble à une prune et sur le bout de son grand nez crochu, des petites lunettes cerclées. Tandis que ses doigts s’ouvrent et se ferment et que les ciseaux crissent sur le carton, un petit sourire se dessine sur son visage. Peut-être que je me trompe, elle me fait peut-être une surprise ?

Je m’approche encore et m’intéresse à son travail : « Vous faites quoi, Madame ? » « Tu vas voir, ma petite, ce que je fais…tu vas voir ! Attends un peu que je termine ! » Mes yeux sont fixés sur ce carton rouge. Je la vois faire deux trous avec sa perforatrice et passer une ficelle dans chacun d’eux. « …..Ah, ah ,ah…..Je me demande si tu vas encore parler autant après ce que je vais te mettre autour du cou, mon enfant ! » Ces mots sont dits avec une expression si étrange que je me remets à trembler.

Elle se lève et s’approche très près de moi. ...Je recule. ...Elle avance. …Je recule encore. Elle m’attrape par les épaules et place ce grand carton rouge devant ma bouche, attache les ficelles derrière ma tête et serre bien fort. « Tu te demandais ce que c’était une longue langue ? Eh bien tu le sais maintenant ! Voilà, c’est ça, une longue langue : une langue qui n’arrête pas de parler, de s’agiter, qui me pose des questions sans arrêt, une langue qui m’énerve !!! Tu vas rester ainsi devant la classe jusqu’à midi. Vous voyez les enfants ? Et celui qui veut la même, il n’a qu’à me le dire. J’en ai encore beaucoup dans mon armoire, du carton rouge ! »

Et c’est ainsi que je me retrouve, à quatre ans, humiliée, dégradée, rabaissée, diminuée, sans défense, devant quinze enfants qui me regardent mi-amusés mi-effrayés. Jamais je n’oublierai cette journée. J’ai ressenti tant de haine ce jour-là pour cette femme à qui les parents confiaient chaque jour leurs enfants. Toute ma scolarité en sera perturbée : je n’avais plus confiance dans les enseignants, je n’osais plus m’exprimer, je ne posais plus de questions.

Est-ce la raison pour laquelle j’ai choisi le métier d’institutrice maternelle ? Je pense, en effet, qu’inconsciemment, j’ai voulu prouver que l’on pouvait être différent avec les enfants, que le rôle de l’enseignant est de donner confiance, de guider, d’aider chacun à découvrir la vie avec passion, avec gentillesse, avec intérêt, avec partage.

Il n’y a pas si longtemps, je racontais cette anecdote aux enfants de ma classe. Un petit garçon s’est levé et m’a dit : « Mais pourquoi tu l’as pas arrachée, cette vilaine langue en carton rouge ? Moi, tu sais, si tu me fais ça un jour, je serai très fâché et je m’en irai de ta classe ! » « Oui, Tom, tu as raison ! C’est ainsi que j’aurais dû réagir, ne pas me laisser traiter ainsi ! Mais, à cette époque, les enfants ne savaient pas qu’ils pouvaient réagir. On leur disait : « Obéis à la grande personne. Elle a toujours raison. » Et on n’osait rien dire. On subissait.

Heureusement, …les temps ont changé !

2 commentaires Répondre

  • Brigitte Répondre

    Des souvenirs comme ça on en a encore plein la tête et on vit avec ces souvenirs dans notre inconscient.Les enfants d’aujourd’hui se demandent comment on a pu se laisser faire. Mais avait-on le choix ? Obéir, subir, se taire. Et comme j’avais aussi un "longue langue" c’était pareil. Ce qu’on n’a pas pu dire, on l’a intériorisé et des années après, ces frustrations sortent d’une autre manière et voilà la maladie qui s’installe.C’est le début de souffrances internes mais à l’extérieur le coeur déborde de tendresse pour tous ces petits bouts qui ne subiront plus jamais ça. On les aime ces amours !!!!

  • Répondre

    Heureusement que les temps ont changé...

    J’ai vécu une situation un peu semblable à Düren,en 1ère primaire, au mois d’octobre ! Du coup, j’avais tellement peur de l’instit que j’ai fait un épuisement et que je suis restée presque 1 mois sans aller à l’école !
    Mes parents sont intervenus et la "vieille bique" n’a jamais voulu reconnaître son erreur de pédagogie. Ce qui m’a sauvé...le déménagement de mes parents au mois de janvier !
    Je me suis jurée, que comme enseignante, je n’agirais pas avec une telle obstination et que je serais prête à revoir des jugements.

    Joëlle

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

s’inscriremot de passe oublié ?