Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j’ai vu - Des seniors d’aujourd’hui racontent leur enfance d’hier »

C’était le plus joli des mois de mai. Le soleil radieux dardait ses rayons du matin jusqu’au soir et, dans l’azur du ciel, pas le moindre petit nuage. Il faisait chaud et nous dormions les fenêtres grandes ouvertes. Le 10 mai 1940, à l’aube, je suis réveillée par des bruits d’explosions. Je cours affolée dans la chambre de mes parents. Mon frère, douze ans d’âge, y est déjà. Il est rayonnant, il explique son soulagement, son bonheur : la guerre vient d’éclater, les écoles sont fermées. Justement, la veille, il avait fait des bêtises en classe et le maître l’avait puni. En guise de punition, il devait faire un devoir supplémentaire. Pour narguer le maître, mon frère n’avait pas fait sa punition. Suite à quoi, de toute la nuit, il n’avait pu trouver le sommeil, se demandant comment il allait oser se présenter ce matin devant son instituteur. Or le voilà sauvé, les premières explosions ont mis fin à ses malheurs scolaires.

C’est mon premier jour de guerre et j’ai sept ans. Mes parents, mon frère et moi descendons au jardin. Dans le fond de notre jardin, si bien entretenu par Papa, il y a un banc. Je nous revois tous les quatre, debout sur ce banc d’où nous avons une vue sur le paysage environnant. Nous sommes en vêtements de nuit et en pantoufles. Au loin, nous voyons le fort de Lantin bombardé par les avions allemands. Ceux-ci tournent très haut dans le ciel clair en un carrousel infernal. Ils visent le fort et, un à un, chacun quitte le cercle, pique le plus bas possible, lâche ses bombes et remonte à toute vitesse reprendre sa place dans le cercle des bombardiers. Nous assistons à ce drame et nous entendons le fracas des explosions. Nos parents expliquent : nos ennemis ont pris pour cible le fort de Lantin dans le but de le détruire. Dans ce fort, nos soldats tentent, au prix de leur vie, de tenir bon pour sauver la Belgique. Dès ces premiers instants de guerre, nous comprenons la force des assaillants et avons peu d’espoir. J’ai le cœur brisé et me sens très impuissante. Je vois l’horreur et je ne peux rien faire, rien changer à la situation. Souvent dans ma vie, je connaîtrai cet affreux sentiment d’impuissance. Mais aujourd’hui je n’ai que sept ans et c’est la première fois que je ressens cela.

Bientôt nous quittons le fond du jardin et cette fois nous nous dirigeons vers la rue d’où nous parviennent des bruits de conversations. Notre rue, située sur les hauteurs de Liège, est bordée de villas et de jardins. Elle est toujours très calme. Bien rarement passait une carriole, un chat. Aujourd’hui, tous nos voisins sont dans la rue, en pyjama ou chemise de nuit. Personne n’a pris la peine de passer un vêtement de jour. Je remarque même un distingué monsieur qui, bien qu’en pyjama et pantoufles, n’a pas omis de se couvrir le chef d’un magnifique chapeau de feutre. Cette image est restée vivante dans ma mémoire : Monsieur Untel, en pyjama et pantoufles, avec son chapeau sur sa tête. Les conversations vont bon train. Les adultes discutent entre eux de cet événement terrible : la déclaration de guerre. Ils forment un grand cercle au milieu de la rue.

Et nous, tous les enfants, garçons en pyjama et fillettes en longue chemise de nuit, formons plus loin un autre cercle. Contrairement à nos parents, nous ne sommes pas inquiets. C’est pour nous un événement étonnant, presque une fête. Mon frère, heureux, explique toute l’histoire de sa punition non faite et son bonheur, la fermeture des écoles. Tous les enfants se réjouissent de ces vacances inespérées.
Mais voici qu’a lieu un autre événement inattendu. Nos voisins, les Renson ont quatre enfants. Trois garçons, Pierre, douze ans comme mon frère, ensuite Jacques dix ans, Jean huit ans et une petite fille Colette, ma petite amie qui a presque quatre ans. Jacques en pyjama a l’idée de montrer son zizi à tous les enfants, surtout aux filles.

Ce sont des cris chez les filles et des rigolades chez les garçons. Jacques, fier des réactions qu’il suscite, recommence encore et encore. C’est alors que la petite sœur Colette, très offusquée, s’encourt dans le cercle des parents et, en tirant sur la chemise de nuit de sa mère, s’écrie en zézayant : « Maman ! Maman ! Y a Zacques qui montre tout le temps sa flûûûte ! » Ceci met fin à toutes les conversations. D’un coup le tableau change. Tous les parents rappellent à eux leur progéniture et rentrent précipitamment dans leurs maisons respectives. Quant à Madame Renson, qui est petite mais forte et musclée, elle envoie à son fils Jacques, la gifle de sa vie. Puis elle l’empoigne par l’arrière, au col de sa veste de pyjama avec une telle force que Jacques se trouve littéralement suspendu au poignet de sa mère. Me retournant pour ne pas manquer la fin du spectacle, je vois que les pieds de notre petit camarade touchent à peine le sol et qu’il perd ses pantoufles. Sa maman le traîne ainsi jusqu’à l’intérieur de leur villa.

Voilà les souvenirs qui me sont restés gravés en mémoire, à propos de ce premier matin de guerre.

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