Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « 123 j’ai vu - Des seniors d’aujourd’hui racontent leur enfance d’hier »

Rien ne se perdait chez nous. Maman avait un sens exagéré de l’économie et, depuis le début de la guerre, cette qualité s’était encore accentuée. Elle ne voulait rien acheter parce que tout devenait de plus en plus cher. Elle se réservait de faire ses achats quand la guerre serait finie croyant qu’alors, les prix redeviendraient normaux. Et en attendant, Maman faisait de la récupération. Avec les draps de lit usagés qui se déchiraient par le milieu, Maman confectionnait, dans les bords encore solides, des essuies de cuisine, des draps de bain, des gants de toilette. Les restes des draps, les plus usés, servaient encore comme torchons de sol et lavettes de vaisselle. Avec les chemises que Papa avait trop portées et qui finissaient par s’effilocher, Maman transformait les morceaux encore bons en mouchoirs de poche. Elle travaillait avec art. Tous ces linges de récupération étaient soigneusement lessivés, blanchis, coupés aux mesures exactes, ourlés à la machine, repassés à la perfection et finalement rangés dans l’armoire en piles bien droites. Nous avions toujours à notre disposition du linge modeste mais parfaitement entretenu.

Un jour, Maman eut l’idée lumineuse et économique de transformer le pantalon de mon frère, devenu trop court et étroit pour lui, en jupe pour moi. Cela paraissait d’abord impossible, mais Maman a beaucoup travaillé. Elle a ouvert toutes les coutures du pantalon et, ensuite, elle a découpé, dans le tissu, des rectangles et des carrés de différentes dimensions suivant la possibilité. Ensuite elle a rassemblé tous ces morceaux pour former un grand rectangle dont elle fit une jupe pour moi. La jupe était bien confectionnée, avec un ourlet, une ceinture et des bretelles. Mais faite de 36 morceaux ! Maman avait eu la coquetterie de mettre les plus grands morceaux au devant de la jupe et les plus petits au dos. J’étais donc, heureusement, un peu plus présentable de face que de dos.
En ce qui concernait les travaux manuels, Maman était une artiste modeste : « C’est une jupe pour aller à l’école » s’excusait-elle. J’avais honte de ma jupe. Pour me présenter en classe devant la maîtresse et mes compagnes, j’aurais désiré être aussi belle que possible...

Le premier jour où je me suis rendue en classe avec ma « nouvelle jupe », j’avais huit ans et j’étais en 2ième année primaire. J’ai toujours été une des plus grandes élèves de ma classe. Aussi, j’étais toujours assise à l’avant-dernier banc. Le tout dernier banc était réservé aux plus mauvaises élèves qui perturbaient les cours. Dans le fond de la classe, celles-ci se faisaient moins remarquer.
Avec ma nouvelle jupe, je suis entrée en classe en, me faisant aussi petite que possible et me dissimulant derrière les autres fillettes. J’eus vite fait d’enfiler le tablier noir réglementaire. Mais notre maîtresse, que nous devions appeler « Chère Sœur », avait remarqué mon attitude et entrevu ma jupe. Elle me fixait d’un œil surpris. Toutes les élèves installées, elle m’appela à son bureau. Elle me demanda d’enlever mon tablier noir et de monter sur l’estrade. Chère Sœur fixait ma jupe et on voyait qu’elle essayait de comprendre le modèle. Après m’avoir inspectée de face, elle me demanda de me retourner. De cette façon, je me montrai à elle et à mes petites compagnes sur toutes les coutures. Chère Sœur, fort surprise, ne comprenait toujours pas et me demanda des explications. « C’est Maman, lui dis-je, elle a transformé la vieille culotte de mon frère en jupe pour moi ». Chère Sœur resta pensive et laissa tomber ces deux mots : « Quel ordre ! »

Je n’étais pas contente de porter cette jupe, mais je respectais désormais le travail de Maman et voulais malgré tout lui faire plaisir. Rentrée à la maison, j’ai raconté à Maman comment Chère Sœur avait apprécié et dit ces mots « Quel ordre ! » Maman éclata de fierté et toute joyeuse fit part de l’appréciation de Chère Sœur à mon père. Ensuite je l’ai entendue raconter son triomphe à toutes les voisines et amies. Il y a de ceci presque 60 ans, mais je suis toujours heureuse d’avoir donné ce grand plaisir à Maman. On ne regrette jamais le bien que l’on a fait.

Les années de guerre passaient, mais je portais toujours la même jupe. Elle était bien longue au départ et pourvue d’un ourlet. Au fil des années de guerre, je grandissais, mais je ne grossissais pas. Trois ans plus tard, la jupe m’allait toujours, sauf qu’elle devenait de plus en plus courte. Finalement, même si j’étais fort maigre, les os de mes hanches s’élargissaient. La jupe, dont le tissu se tendait sur les hanches et les fesses, prenait exactement mes formes, mais le bas de la jupe restait étroit. Parfois je me regardais dans le miroir : la jupe tombait droite au devant mais, vue de profil, elle suivait la forme des fesses puis celle des cuisses. Elle était devenue une minijupe fourreau. Autre particularité de celle-ci : à force de m’être assise pendant des années sur les bancs de bois de l’école, le dos de la jupe était devenu lustré et brillant . J’avais, sans exagérer, un miroir au cul.

Avec la jupe bleue, je portais les chemises de mon frère. Ces chemises étaient toujours soigneusement lavées et repassées par Maman. Mais il était bien visible que je portais des chemises de garçon. Les manches étaient trop étroites, la fermeture était masculine, de gauche à droite et surtout, tandis que les fillettes portaient des cols ronds, qu’on appelait « cols Claudine », mes cols à moi étaient à longues pointes. Une petite laine m’était nécessaire pour réchauffer le tout. Maman me tricota un cardigan avec des restes de laines de toutes les couleurs. Devant mon attitude découragée, elle m’annonça que tout finirait bien car, le cardigan terminé, elle le plongerait dans une teinture bleu foncé, ce qui égaliserait le ton du vêtement. Maman avait beaucoup d’idées et surtout de l’espoir. Finalement, mon cardigan fut bleu de tous les tons, ce qui ne cachait en rien l’origine de cette réalisation.

Et lorsque mon manteau fut devenu trop petit, j’ai porté la redingote de mon frère. Alors je devins un vrai garçon. Passant une visite médicale accompagnée de Maman, le médecin, voyant la redingote, demanda : « quel âge a votre fils ? ». « Mais docteur, répondit-elle, c’est une fille. »
Un jour, une dame apitoyée lui demanda : « Madame, vous devez être bien pauvre pour être obligée d’habiller si mal votre fille. » Maman qui n’avait pas sa langue dans sa poche, surtout quand on la vexait, s’écria d’une voix forte : « Mais, Madame, j’ai les moyens d’habiller ma fille avec des vêtements neufs chaque jour et de toutes les couleurs, si je le voulais. »
En classe, nous devions porter le tablier noir qui était censé protéger nos vêtements. Avec ce tablier noir, j’étais contente de cacher ma tenue. Mais parfois, nous avions la visite en classe de « Madame l’inspectrice » ou de l’une ou l’autre personnalité de l’instruction publique. Dans ce cas, Chère Sœur nous donnait l’ordre d’enlever nos tabliers. Ces moments-là étaient pour moi les plus pénibles car j’exposais devant tous mes humbles vêtements. Je ne savais pas quelle attitude prendre tant j’avais honte.

Avec ma tenue vestimentaire, je n’avais pas beaucoup d’amies. Les élèves et même Chère Sœur étaient attirées par les petites filles coquettement habillées. On me prenait pour une pauvresse sans grande valeur. Seules mes deux amies Lily et Loulou m’aimaient beaucoup. « Ne t’en fais pas pour les autres » me disait Loulou, « ce sont toutes des fières-cacas ».

Maman avait un don très particulier, celui de passer d’une décision extrême à l’autre. Elle disait : « Je n’achète jamais rien, mais quand je prends la peine de faire une dépense, je choisis ce qu’il y a de plus beau. » Cette vue de l’esprit avait pour résultat qu’aux grandes occasions, j’étais habillée comme une princesse.
Je me souviens d’une belle robe. Elle était extraordinaire, en velours rouge, avec un col en plumetis blanc garni de dentelles. Je la portais les jours de fête à l’école et pour la remise des bulletins. Ces jours-là, Maman ne tressait pas mes cheveux ; j’avais une belle chevelure blonde qui ondulait jusqu’à ma taille. Ou bien Maman me mettait des bigoudis ; j’avais alors de longues boucles, avec un beau ruban blanc noué dans les cheveux.

Disons aussi un mot de mon superbe manteau blanc avec lequel je portais un chapeau « cow-boy » en feutre blanc. Ainsi, toute de blanc vêtue, « comme un bébé » disaient les langues de vipères, j’allais chaque jeudi après-midi à ma leçon privée de piano. Maman adorait la musique, j’avais un piano et chaque jour, après avoir terminé mes devoirs et leçons pour l’école, j’effectuais une heure d’exercices.

Je pourrais encore décrire longuement ma robe en organdi blanc, parsemée de roses minuscules brodées à la main ou épiloguer sur mon chapeau « Deanna Durbin », fidèle copie de celui que portait cette jeune vedette de cinéma. En fait, j’aurais tout simplement souhaité être habillée « comme tout le monde » car j’avais autant honte du chapeau « cow-boy » blanc que de ma fameuse « jupe bleue ».

1 commentaire Répondre

  • J K Répondre

    Chère Johanna

    ma maman aussi était douée pour me confectionner de jolies petites robes

    j’avais le sentiment d’être toujours la plus belle

    je me souviens nettement des vêtements confectionnés par ses mains expertes. Mon papa avait des chemises faites avec la soie d’un parachute, ma maman un manteau avec une couverture de l’armée américaine
    Comme ta maman, quand nous allions dans une boutique pour une occasion exceptionnelle, elle choisissait le plus beau

    plus tard, à son exemple j’ai cousu moi aussi pour mes enfants

    aujourd’hui on peut trouver des tenues très mignonnes à petit prix

    plus besoin de couper,faufiler, piquer et les photos anciennes témoignent de ce temps là

    merci Johanna pour ce beau texte
    J K

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