Un récit écrit par Isabelle D. sur base du témoignage oral de Pierre D.

Ils sont venus m’arrêter à 6 heures du matin. Un jour de juillet 66. Ils étaient deux gendarmes. Quand ils m’ont passé les menottes, j’étais prêt. Je m’y attendais. Dix jours auparavant, ils étaient venus me dire : « Je vous donne l’ordre formel et militaire de rejoindre votre cantonnement par le premier train ». Ils ont répété cette phrase trois fois. A la troisième fois, je leur ai dit : « Je ne suis pas sourd, je comprends le français, ce n’est pas la peine de le répéter ».
J’avais 35 ans, j’étais professeur de mathématique à l’Athénée d’Athus. J’étais marié et j’avais quatre enfants.

Je suis né dans une famille ouverte. Mes parents étaient très différents l’un de l’autre : mon père avait 19 ans de plus que ma mère. Il était flamand, elle était wallonne. Lui était incroyant, elle était catholique. J’ai vécu la deuxième guerre mondiale alors que j’avais entre 10 et 14 ans. Bien entendu, à l’époque, j’étais totalement conditionné par les circonstances extérieures. Tout était simplifié, le monde était parfaitement manichéiste. Les allemands, c’étaient « les boches », les mauvais. Les alliés, c’étaient les bons. L’armée jouissait d’un grand prestige.

De 49 à 53, j’ai entrepris des études de sciences-mathématiques à l’ULB. J’y ai rencontré pas mal de jeunes qui avaient du se cacher pendant la guerre et qui avaient perdu 3 ou 4 ans d’études. Il y avait aussi des étrangers qui arrivaient en Belgique après des parcours assez compliqués… C’est en discutant avec eux que j’ai commencé à remettre en question la vision d’un monde qui serait divisé en bons et mauvais.

A la fin de mes études, j’ai fait un service militaire de 18 mois comme officier de réserve à l’artillerie. C’est au cours de ce service militaire que j’ai acquis une certaine vision de l’armée et de la philosophie qui sous-tend celle-ci. Je me souviens par exemple que, comme officiers de réserve, nous avions des instructeurs qui nous apprenaient à commander. Ils nous disaient : « il faut absolument commander de manière suffisamment sèche et catégorique pour que les soldats ne se posent pas de problèmes de conscience ». Pour moi, ce n’est pas possible. La conscience, c’est fondamental et se comporter de manière à faire une barrière aux prises de position relevant de la conscience, c’est inacceptable.

Au fond, dans chaque individu, je trouve une part qui me convient et une part qui me convient moins bien. Dans toutes les classes d’individus, que ce soit des nationalités, des religions, n’importe quelle catégorie sociale, on trouve à mon avis du bon et du mauvais. Petit à petit, cette idée s’imposait à moi. Le deuxième aspect que j’ai fini par remettre totalement en question, c’est la confiance dans la violence pour résoudre les problèmes qui surgissent.

En Belgique, à ce moment-là, il y avait des luttes pour obtenir un statut d’objecteur de conscience. C’est en 1964 que le statut a été voté. Il était prévu que les personnes qui avaient déjà fait leur service militaire mais qui étaient opposées à ce type de formation aient le droit pendant un mois de se déclarer objecteurs de conscience. A ce moment-là, j’écrivais un livre en collaboration avec le Professeur Papy et son épouse Frédérique Lenger. J’habitais Nobressart et eux Bruxelles. Rédiger en commun quand on est à 200 km de distance, ça pose certains problèmes, d’autant que les courriers électroniques n’existaient pas. Cela me prenait beaucoup de temps.

Un jour, je me suis rendu à une conférence donnée par Jo Pyronnet qui était un des compagnons de Lanza del Vasto (philosophe, poète, artiste et militant de la paix italien, surtout connu pour l’animation des Communautés de l’Arche, qu’il a créées sur le modèle des ashrams de Gandhi. Source : wikipedia). Il parlait de la non-violence et de l’action des français notamment au Larzac et j’ai été tout à fait convaincu par son discours. Et c’est à ce moment-là que quelqu’un m’a demandé : « mais pourquoi n’es-tu pas objecteur de conscience ? »
Et c’est comme cela que j’ai appris que le statut d’objecteur de conscience existait et que le délai était passé pour se déclarer. Nul doute que si j’avais su, je me serais déclaré. Mais c’était trop tard.

En Belgique, le personnage central de ce combat, c’était Jean Van Lierde. Il a passé de nombreux mois en prison. Il a lutté jusqu’à obtenir, à titre personnel, l’autorisation de remplacer ce service militaire qu’il ne voulait pas faire par un travail dans les mines. Quand il est arrivé au Bois du Cazier à Marcinelle, là où en 56 il y a eu ce très grave accident, il a trouvé que les conditions de travail étaient absolument inhumaines. Il a rédigé un rapport sur les conditions de travail au Bois du Cazier et ce rapport a abouti à ce qu’il soit licencié. Il se trouvait alors dans une situation extrêmement délicate : d’un côté, la condition pour qu’il ne fasse pas son service militaire, c’était qu’il travaille dans la mine, mais de l’autre, dans les mines, les patrons se signalaient les éléments dangereux et partout où il se présentait il était refusé… Il a vécu comme ça pendant des mois, sans pouvoir prétendre au chômage, puisque la Belgique manquait d’ouvriers mineurs à l’époque.

J’ai pris contact avec lui. J’étais furieux. Je lui disais : « Voilà une disposition légale absolument aberrante : on accepte qu’un gamin de dix-neuf ans qui n’a aucune expérience de la vie militaire refuse le service militaire pour des raisons de conscience, mais on refuse à ceux qui, pendant un certain nombre de mois, ont vécu l’expérience militaire, qui ont eu l’occasion de voir de quoi il s’agissait, la même faculté ! ». C’est lui qui m’a suggéré d’écrire à mon chef de corps pour dire que je ne voulais plus être militaire. Il m’a été répondu que c’était impossible, que la loi ne m’autorisait pas à être objecteur de conscience. Alors j’ai repris contact avec Jean et il m’a dit : « il y a une autre façon de faire : tu renvoies ton équipement…Mais tu dois savoir que ça t’entraînera finalement en prison ».

C’est peu après que j’ai commencé à organiser chez moi, dans ma ferme, des camps pour la paix avec des adolescents. J’avais moi-même suivi des sessions de formation à l’Université de Paix avec le Père Pire. Cela avait tellement de succès qu’ils devaient refuser les moins de 21 ans. C’est ainsi que m’est venue l’idée d’aménager l’étable qui jouxtait la ferme que j’occupais pour y accueillir les plus jeunes. Je voulais montrer que mon idée n’était pas de refuser tout service, mais de refuser le service militaire. Ma femme a été d’accord. J’ai fini par animer ces camps pendant huit ans en stage résidentiel, chez moi. C’était international : il y avait des jeunes d’Amérique Latine, de Tchécoslovaquie, de Pologne, de France… C’est le lendemain du premier camp de la paix que j’ai été arrêté.

Les gendarmes m’ont conduit à Liège au Palais des Princes Evêques. J’ai attendu longtemps avant d’être finalement interrogé par un auditeur militaire. Ce qui m’a déstabilisé, c’est qu’il s’est servi du fait que je m’étais un peu moqué des gendarmes qui étaient venus me donner les ordres. Il a dit que je passerais deux ans en prison comme objecteur de conscience et puis un an de plus parce que j’avais manqué de respect envers les gendarmes. Alors mon avocat, Roger Laurent, qui était un gars très bien, qui a toujours travaillé « gratis » pour les objecteurs (je n’étais pas le premier qu’il défendait), m’a dit : « te laisse pas impressionner par ça. D’abord quelqu’un qui a déjà fait 19 mois de service, ce serait vraiment inimaginable qu’on lui impose deux ans de prison, mais en plus, ta réaction vis-à-vis des gendarmes, cela fait partie du même délit et on ne peut pas être condamné deux fois pour la même chose ». Quand je dis que ça m’a ébranlé, c’est une façon de parler, cela ne changeait pas ma conviction, mais je trouvais révoltant qu’un représentant de la justice mente pour changer la position d’un détenu.

J’ai passé 33 jours en prison. Quand on est en prison, on est 24 heures/24 seul entre quatre murs. J’étais dans une situation d’isolement total et de réflexion. Au départ, mon combat prenait racine dans mes convictions religieuses. Mais je me posais des questions depuis assez longtemps et pendant ma détention j’ai eu l’occasion de mettre ces choses-là au point. Le manichéisme de l’armée, la soumission aux commandements au delà de la conscience et la confiance dans la force brutale – ces choses-là, je les voyais à l’époque comme étant contraires à l’Evangile. A partir du moment où je n’ai plus cru en Dieu, j’ai continué à me construire une certaine cohérence morale et dans cette cohérence je trouvais toujours aussi détestables les points que je trouvais détestables comme chrétien. Finalement, les causes de mon refus n’étaient pas tant liées à une formation particulière.

A cause de mon erreur de ne pas avoir profité du mois où je pouvais me déclarer objecteur, j’étais dans une situation un peu ridicule, je me retrouvais en prison, mais d’autre part, j’avais une circonstance très favorable : je pouvais agir sur une disposition précise d’une loi que je trouvais injuste. Jean Van Lierde, par le biais de mon avocat m’a informé que jamais un objecteur de conscience n’avait été remis en liberté en attendant son procès. Il m’a dit : « ici on peut développer une argumentation pour que tu sois libéré provisoirement et qu’on te rappelle pour ton procès ». Il m’a demandé si j’étais d’accord et c’est ce qu’on a fait et obtenu : j’ai été libéré en attendant le procès.

Le jour du procès, ma femme était présente. Depuis le début, elle me soutenait. Au moment de la délibération des juges, l’auditeur militaire est sorti de la salle. Il a vu ma femme et il lui a dit : « de toute façon, si on libère votre mari aujourd’hui, demain il a un nouvel ordre de rappel et il sera à nouveau arrêté ! ». J’ai finalement été libéré parce que j’ai été condamné à un mois de prison et comme je l’avais déjà fait, j’ai été libéré. Alors ma femme m’a répété les propos de l’auditeur militaire et j’ai immédiatement téléphoné à Jean Van Lierde. Il m’a dit : « Si tu es d’accord de prendre le risque, je téléphone immédiatement à la RTB et dans le dernier bulletin d’information, on annoncera que Pierre Debbaut a été libéré mais que l’auditeur militaire a promis de l’arrêter demain. A ce moment là, il est coincé : ou bien il vient t’arrêter, mais tu prends ce risque, et alors on doit recommencer la lutte, ou bien il n’ose pas le faire ou les autres ne le suivent pas et alors on gagne le fait qu’ils ne reprendront plus ce genre d’attitude ». Et c’est ce qui s’est passé : ils ont annoncé à la radio que j’étais libéré avec menace d’être arrêté le lendemain matin. Mais je n’ai pas été arrêté le lendemain matin.

Il y a quand même une chose très importante pour moi et pour les militants, même si c’est une petite chose. Cette petite chose, ça a été que le statut a été modifié et qu’ils ont accepté qu’on se déclare objecteur de conscience après le service militaire. Je trouve que c’est très important parce que même si c’est une petite victoire, ça veut tout de même dire qu’en luttant il y a parfois moyen de gagner quelque chose. Pour moi c’était vraiment une satisfaction énorme.

Récemment un ami me disait : « mais, Pierre, toi, quand tu étais en prison, tu as vraiment connu la solitude… » et je lui ai répondu : « non, pas du tout, quand j’étais en prison, il y avait les autres objecteurs qui me soutenaient. Je me suis rarement senti aussi entouré tout en étant seul dans ma cellule ». Il y avait une solidarité.

Je crois, quand je regarde mon passé, que je ne suis plus ce que j’étais à 20 ans, c’est un fait, mais il y a une certaine continuité, une certaine fidélité. Je crois que les hommes sont nécessairement égoïstes : c’est par leurs propres sens, leur propre sensibilité qu’ils ont contact avec le monde et donc tous les messages passent par eux-mêmes et donc voir l’égoïsme comme quelque chose d’épouvantable, je ne peux pas le faire. Mais d’autre part, l’homme ne peut pas vivre seul, ne serait-ce qu’à sa naissance, il n’est pas capable de se débrouiller… il y a donc nécessairement une solidarité entre les hommes et je crois que, dès le départ, mais de plus en plus, cette solidarité s’étend à tous les hommes. C’est un peu la continuité de mon itinéraire. J’en avais déjà la conviction jadis mais c’était moins explicite que maintenant. Beaucoup de gens les plus intéressants que j’ai rencontrés, je les ai rencontrés dans des milieux pacifistes et ces gens-là étaient presque tous animés par cette solidarité.

3 commentaires Répondre

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    J’ai demandé l’objection de conscience après avoir effectué mon service militaire.Je n’ai pas peur de dire qu’après avoir été considéré comme une chose pendant 12 mois, uniquement bonne à servir de chair à canon, je me félicite toujours de ma démarche. Au bout d’une vie, je me rends compte que tous les conflits pourraient être évités si nos dirigeants tous confondus que ce soit de pays, entreprises, syndicats, religions n’étaient pas corrompus. Leurs buts n’étant que le profit rapide et leurs intérêts personnels. Il faudrait qu’après avoir saccagé notre avenir nous nous sacrifions. L’ultime sacrifice, " NOTRE VIE ", alors que celle ci par rapport à la leur, a déjà été une lutte de tous les instants, sans guère de grande récompense.
    Qu’ils arrêtent de nous prendre pour des andouilles. Merci.

  • lucienne E. Répondre

    Que d’émotions à la lecture du texte recueilli par Isabelle. J’ai vécu personnellement toute cette période à Nobressart. Pierre et sa famille sont nos amis et même un peu notre famille, sa soeur a épousé mon beau-frère, sa fille ainée est la marraine de mon fils et ma meilleure amie, même si nous vivons à 200 km l’une de l’autre. Pierre avait redonné vie à ce petit village où les jeunes n’avaient comme distraction que le bistrot. Il avait suivi des cours de formateur de volley ball pour fonder une équipe, jouer en provinciale dans la cour de sa ferme. Il faisait prendre conscience aux villageois qu’ils avaient leur mot à dire à la commune, au curé un tantinet dictateur et tant d’autres choses positives.Je me souviens très bien de l’épisode terrible des gendarmes, du courage de sa femme et de ses proches, des camps de paix extraordinaires, de ces deux jeunes filles tchèques que nous avions ramenées à Bruxelles pour leur montrer la ville et "faire les magasins", elles qui étaient privées de tout en URSS et à qui nous avons dû annoncer un matin que les Russes avaient envahi Prague ! Leur réaction douloureuse : "nos frères russes !" en disait long de leur déception. Pierre et Majo ont toujours été pour moi un exemple sur leur façon de voir la vie, d’élever leurs enfants. Etant orpheline, ils m’ont servi de "parents référents" même s’ils n’avaient qu’une dizaine d’années de plus que moi. Merci, merci de leur avoir rendu hommage. Lucienne E.

  • Sylvie Répondre

    J’ai trouvé votre témoignage très instructif (j’ai 37 ans). C’est un pan d’histoire dont je n’avais jamais vraiment entendu parlé. Et pourtant, c’est amusant, après avoir lu ce texte j’ai appris que le grand-père de mon compagnon avait défendu Jean Van Lierde en tant qu’avocat et que cela lui avait permis d’éviter la prison.
    Cela semble fou de se dire qu’il y à 45 ans, on pouvait risquer en Belgique de faire de la prison pour ses idées !

    Un témoignage indispensable pour notre démocratie et qui plaira sans doute à beaucoup d’"indignés" d’aujourd’hui.

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