Elle a toujours eu un tempérament combatif, voir rebelle.
Durant ses années de jeunesse, au début du vingtième siècle, elle milite et propose aux femmes ouvrières l’adhésion à un syndicat qui, à l’époque, est encore embryonnaire.
Elle n’hésite pas, à chaque fois qu’elle est engagée dans un atelier, à expliquer à ses collègues les avantages dont elles peuvent bénéficier, elles qui n’ont alors aucune assurance ni protection. Convaincre est son but et sa fierté malgré la menace souvent réelle d’expulsion de cette syndicaliste de la première heure.

Les années ont passé et c’est maintenant à la tête d’une petite entreprise de textile, composée de cinq ouvrières, qu’elle pourvoie aux frustrations de la période de guerre.
Elle suit l’évolution des évènements. Son enthousiasme n’a pas de bornes à l’annonce, par Radio Londres, de la défaite des forces allemandes en Afrique du Nord, du débarquement des alliés en Sicile. Elle pressent la victoire imminente. Son domaine étant la confection, elle envisage la production massive d’écussons et de garnitures aux couleurs des pays vainqueurs.

Elle s’adresse à l’atelier de broderie avec lequel elle travaille mais elle essuie un refus catégorique, le travail clandestin de cette ampleur fait craindre une dénonciation aux forces d’occupation.
Sa révolte et sa frénésie dans l’action lui insufflent une décision : on fera l’acquisition d’une machine à broder, ce qui en temps de guerre n’est pas évident, mais les filières du marché noir sont multiples et c’est bien sûr en payant le prix fort qu’on introduit enfin l’engin tant attendu dans l’atelier. L’évènement est accueilli avec jubilation par les ouvrières qui, travaillant à cette fabrication insolite et discrète, éprouvent l’agréable sentiment que la fin de la guerre est proche.

A cette époque, la mode est aux petites pochettes bordées de dentelle qu’on place dans la poche du veston ou de la veste du tailleur. La garniture vient agréablement égayer un vêtement légèrement fatigué.
Cette fois les pochettes arboreront un superbe écusson représentant les drapeaux belges, anglais, américain, français et russe. En attendant on fera le pied de nez à l’occupant.
Le matériel fini est entreposé au centre de l’atelier, en prévision des jours meilleurs, sur la table où s’accumulent normalement les commandes terminées, prêtes à l’expédition.

Un jour, on boucle le quartier. Des soldats allemands vérifient chaque maison. Pourquoi ? Que se passe-t-il ? A-t-on été dénoncé ? Panique générale !
Un prisonnier de la prison de Saint-Gilles, toute proche, s’est évadé. Il est recherché activement !
En 1944, l’armée d’occupation est surtout composée de jeunes soldats. Ils
pénètrent partout, fusil au poing.
Que faire, comment dissimuler cette marchandise compromettante ?
A la hâte elle déploie sur la table des rouleaux de tissus, des cartons, qui peuvent provisoirement faire écran ; la tension est extrême.
Un jeune soldat traverse l’atelier, regarde chaque recoin. Troublé sans doute par toutes les jeunes femmes présentes, il fait rapidement demi-tour et s’éloigne de la table fatidique sans même avoir vérifié ce qui pouvait se cacher sous cet amas hétéroclite. Il quitte l’atelier au grand soulagement de tous.
 On l’a échappé belle !
 Allez, ceci mérite bien une pause - et les demoiselles se retirent au réfectoire, l’humeur joyeuse.

C’est à ce moment là exactement qu’un petit bruit au carreau, à l’arrière de l’atelier, lui fait découvrir un homme visiblement aux aguets qui demande l’hospitalité. Sans hésiter, elle ouvre la porte-fenêtre et introduit le prisonnier tant recherché.
Vite, il faut organiser quelque chose, le cacher, lui permettre de s’enfuir. Elle se dit que si elle a échappé à la rafle de la matinée elle peut aussi réussir une action encore bien plus scabreuse.
Fébrile, elle retourne à l’atelier et sous prétexte de marquer cette journée d’émotions, mais surtout pour ne pas se compromettre, elle octroie au personnel un après-midi de détente.

Restée seule avec l’évadé, elle lui procure en premier lieu des vêtements décents, ceux de son mari parti en Angleterre depuis trois ans. Elle lui donne une canne appartenant à sa mère et avant le couvre-feu, le quartier étant revenu à sa quiétude habituelle, ils sortent bras dessus bras dessous comme un gentil couple jusqu’à une adresse connue de l’homme. Ravie d’avoir berné la vigilance de l’occupant, ce n’est qu’après coup qu’elle réalise le danger auquel elle s’est exposée !

A la libération de Bruxelles, dans l’euphorie du moment, elle distribue gratuitement toutes les pochettes et écussons précieusement préparés pendant les derniers mois d’occupation.

2 commentaires Répondre

  • jeannineK Répondre

    merci Raton pour ce commentaire encourageant

    même les situations dramatiques peuvent amener un sourire si on ménage les effets

    je continue donc 🙂

  • Raton Laveur Répondre

    Chère Jeannine,
    J’adore toujours votre style inimitable, cette manière de retenir l’action, de ménager le suspens, de nous faire vibrer comme si "on y était". Moi, je dis "encore !".

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