En janvier 1946, démobilisé de l’armée italienne où il avait officié comme infirmier, mon père, Salvatore Céleste est venu rejoindre sa famille à Piazza Armerina, en Sicile. Son père possédait des terres sur lesquelles étaient cultivés l’olivier, les vignes et probablement d’autres fruits et légumes. Mon père, lui ne voulait pas être agriculteur. Il a préféré répondre à une demande du gouvernement belge qui recrutait des mineurs de fond pour palier au manque d’effectifs belges.

Pour avoir l’autorisation d’émigrer il a signé, à l’âge de 26 ans, un contrat dans lequel il était stipulé l’obligation de travailler cinq ans sans interruption au fond d’une mine de charbon en Belgique. Le contrat standard accordait un salaire de 79,50 FB par quinzaine aux mineurs de moins de 21 ans, et passait à 159 FB au delà. Le travail s’effectuait soit de jour soit de nuit à raison de six jours par semaine. Après 5 années de travail minier sans interruption, le contrat pouvait être prolongé, faute de quoi, le mineur devait retourner dans son pays.

A leur arrivée, les émigrés italiens étaient logés dans des camps souvent inconfortables, dans les anciennes baraques des prisonniers de guerre ou dans des tentes. Ils avaient le droit de faire venir leur épouse et leurs enfants, l’employeur avançait les frais du voyage. Le mineur s’engageait à rembourser ces frais au moyen de retenues mensuelles sur salaire.

Mon père, louait une chambre chez un épicier de la rue Vivegnis à Liège. Ce commerçant sous- louait des chambres aux émigrés et leur fournissait au prix fort la nourriture dont ils avaient besoin.

Lorsque quelques mois plus tard, ma mère et moi avons débarqué à Liège, après trois jours de train, mon père a cherché un autre logement ; c’était très difficile car les propriétaires belges affichaient « pas d’étranger pour une location ». Mes parents ont loué une pièce meublée avec le strict minimum, rue Feronstrée. J’avais un petit lit de camp à côté du lit de mes parents. J’avais trois ans et demi et mes premiers souvenirs de cette période sont les larmes de ma mère. Je suis assise à côté d’elle, la tête appuyée sur son ventre, elle est enceinte ; je regarde couler ses larmes, je me serre de plus en plus contre elle ; je voudrais l’aider mais je ne sais que faire. Comment un enfant peut-il comprendre que ses parents ont quitté la famille, les amis, la chaleur de la méditerranée pour se retrouver seuls, dans un pays où ils n’ont aucun lien, dont ils ne parlent pas la langue et ne connaissent pas les coutumes ?

Je ressens encore le poids du regard des autres enfants, l’impression d’être la petite étrangère pauvre du groupe lorsque, ne parlant ni ne comprenant le français, j’ai fait mes débuts à l’école. Plus tard, ayant la chance d’avoir un nom de famille qui pouvait être francisé par la prononciation« Céleste », ma maman étant grande et élancée, à l’école je n’ai jamais dit que j’étais italienne. J’ai pris conscience plus tard qu’en tant qu’immigrés nous devions nous faire respecter, ne pas nous laisser exploiter ou insulter. Heureusement nous avons eu le soutien d’amis belges. Il allait de soi que nous devions nous adapter aux coutumes du pays et ne pas imposer les nôtres. Il était NORMAL qu’un respect réciproque s’installe entre l’émigré et le belge.

Au début, la vie familiale était pénible car mon papa partait travailler vers midi et il revenait vers minuit. Le matin, il dormait tard. Je le voyais peu. Ce rythme de travail a duré dix ans. Après cette période, papa a suivi une formation pour être monteur ; nos conditions de vie se sont améliorées.

En 1964, à 18 ans, j’ai épousé un Sicilien qui vivait en Sicile. Je ne m’imaginais pas qu’en allant vivre dans mon pays d’origine, je serais considérée comme une étrangère. Dans leurs traditions, pour les siciliens, les femmes des autres pays étaient perçues comme des femmes de mauvaise vie, aux mœurs légères. Durant ces 4 années de vie en Sicile, j’ai vécu une très grande souffrance car j’étais rejetée par la famille de mon mari. Plus tard, j’ai réalisé qu’en Belgique comme en Sicile, j’étais une étrangère.

Lors de mes recherches sur mes origines familiales, en 2010, j’ai pris conscience que vivre harmonieusement, c’est s’ouvrir à la différence des autres. Les échelles de valeurs sont importantes selon les sociétés dans lesquelles on vit. Notre force est que nous sommes tous des êtres égaux et on peut se tendre la main. Depuis lors, j’ai pris comme nationalité « citoyenne du monde ». Je suis libre dans ma tête et lorsque je voyage, je m’adapte aux traditions et coutumes.

2 commentaires Répondre

  • Danielle Defawe Répondre

    Douloureuse histoire que celle de l’immigration qui entraîne un écartèlement tel que l’identité devient floue. J’ai été d’autant plus touchée par votre texte que je viens d’assister à un spectacle théâtral que l’auteur appelait "théâtre-récit" qui parlait d’une histoire très semblable. Il s’agit de "CINCALI ! Mineur à vie". Le spectacle évoque l’émigration italienne des années 50 en Belgique. Il est joué par un Italien, Hervé Guerrisi, originaire des Pouilles. J’ai rarement vu un acteur aussi ému lors de son jeu et des applaudissements.
    Oui, les conditions de vie offertes aux mineurs, et plus particulirement aux mineurs étrangers, étaient déplorables. Elles me donnent le frisson et j’imagine, mal sans doute, combien une enfance plongée dans une telle réalité socio-économique a dû marquer toute votre personne. Témoigner de ce parcours me semble salutaire. Bravo et merci
    Danielle D.

  • José Tairhumene Répondre

    Chère josepha,

    j’ai lu votre texte non sans émotion.Bien que de nationalité belge et n’ayant pas eu à souffrir directement d’une segrégation de type ethnique, j’ai ressenti ,dès l’adolescence, ce sentiment d’exil dont vous parlez.Comme vous, j’ai perçu l’urgence qu’il y avait de retrouver les autres par delà les barrières que ne cessent d’élever les hommes, entre eux.
    Citoyen du monde, je le suis en esprit. Mais il est parfois bien difficile de s’adapter aux traditions et coutumes étrangères quand celles-ci heurtent et menacent de troubler "la liberté qui est dans votre tête".

    Bien à vous

    José T.

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