Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Et la lessive - Instantanés sur l’évolution de la femme au 20e siècle »
Le jour de mon mariage, le 1er juin 1946, ma mère a donné un conseil bizarre à sa bru : « Ne gâte pas ton mari, il en profitera. » Attitude d’autant plus inattendue qu’elle ne m’avait guère gâté.
Renée n’a pas suivi son conseil et m’a gâté pendant soixante ans. Elle avait une conception très traditionnelle du rôle de la femme. Elle s’occupait seule du ménage et estimait que ce n’était pas le rôle du mâle. La cuisine m’était interdite lors de la préparation des repas. La seule aide que je lui apportais, sporadiquement, était l’essuyage de la vaisselle qu’elle se réservait de laver.
Lors des emplettes faites en commun, ce qui était rare, elle ne me permettait pas de porter un cabas ; elle estimait que c’était dégradant pour un homme. Je trouvais plus gênant de passer pour un macho assez mufle. À la rigueur, je pouvais l’aider à condition de camoufler les provisions dans ma mallette de professeur.
Épouse au foyer, celui-ci était tenu avec un soin et un ordre minutieux. Les seules tâches qui m’étaient confiées étaient l’entretien du chauffage et ce qui nécessitait de la force musculaire. Je m’occupais du jardin et j’ai toujours beaucoup bricolé, parfois d’une manière quasi professionnelle, avec tout l’outillage nécessaire.
Pendant des années, nous avons étudié ensemble un budget très serré que je mettais en forme et auquel nous nous tenions strictement.
Elle était maniaque de l’ordre. L’esthétique de son intérieur comptait plus que l’aspect de sa personne. Quand on sonne à la porte, la plupart des femmes se mirent rapidement dans le miroir, rectifient autant que possible leur coiffure, se repoudrent en vitesse. Renée pas. Elle jette un coup d’œil inquiet sur l’ordre de la pièce. Elle a d’ailleurs horreur des visites à l’improviste, non qu’elle souffre d’être découverte sans maquillage, mais que le visiteur importun s’aperçoive qu’une chaise n’est pas bien rangée autour de la table, qu’un livre de son mari traîne sur un guéridon. Car lui, il n’a pas d’ordre !
Au bout de cinq ans, les tâches ménagères ne lui ont plus suffi. Elle est devenue secrétaire de direction dans l’athénée où j’enseignais. Elle s’est montrée aussi zélée dans ce second métier, ne recevant qu’éloges de ses chefs successifs. Il faut dire qu’elle n’hésitait pas à faire des heures supplémentaires quand les circonstances l’exigeaient au grand dam de son seigneur et maître qui attendait, parfois l’estomac dans les talons, que ses égards se tournent vers sa personne.
Elle se levait la première en partie par goût ; elle a toujours aimé se lever tôt. Quand elle avait libéré la salle de bains, je me levais à mon tour et, ma toilette faite, je trouvais le petit déjeuner sur la table. Puis, avant de partir au boulot extérieur, elle faisait le lit après avoir rangé la cuisine, comme de bien entendu.
Elle était toujours pressée. Non seulement, il ne fallait pas remettre au lendemain ce qu’on pouvait faire le jour même, mais elle ne repoussait jamais de dix minutes ce qui pouvait se faire sur-le-champ. Ainsi, après les fatigues accumulées d’une journée de réception, qu’il soit 22 heures ou 2 heures du matin, elle prétendait remettre de l’ordre et même entreprendre une vaisselle avant d’aller se coucher. J’insistais : « Demain, il sera encore temps et je t’aiderai. » Elle se cabrait ; je gagnais mon lit.
Pour la soulager, il m’arrivait souvent de lui proposer d’aller au restaurant ; la plupart du temps, elle me répondait : « Ça ira plus vite à la maison. ». Je n’ai jamais bien compris cette course contre le temps. Elle a toujours vécu dans l’anxiété. Prenions-nous un peu de bon temps à la terrasse d’un café, je la voyais sans cesse consulter sa montre. Le projet de vacances à l’hôtel lui faisait craindre de s’ennuyer ! Elle préférait, à la mer ou à la montagne, louer un petit appartement garni où elle pourrait encore s’occuper du ménage.
Elle a rapidement appris à conduire. Je pense que c’était pour ne pas m’imposer le rôle de chauffeur qu’elle voyait assumer par le mari de sa meilleure amie, lors des courses dans les magasins.
À part sa voiture qu’elle conduisait vite, avec adresse, elle a repoussé les outils modernes qui allaient peu à peu faciliter le travail de la ménagère. C’était toujours moi qui lui proposais de les acquérir, mais ils dormaient dans les armoires. En réalité, elle pensait, avec un rien de masochisme, que ce qu’on réalise sans trop d’effort n’est pas moral. Elle éprouvait à l’égard des outils modernes, une sorte d’allergie. Au lieu d’un aspirateur sans fil que j’avais fixé au mur, à portée de main, relié à son chargeur de batterie, elle utilisait le balai et la « ramassette », encore à un âge avancé avec ce que cela comporte de génuflexions et de maux de dos. Elle n’avait aucun attrait pour le four à micro-ondes. Elle dédaignait le lave-vaisselle, jugeant qu’il ne servait qu’en cas de nombreux commensaux à notre table.
Sans doute par manque d’exercice, la machine tomba en panne. J’imaginai de ne pas la remplacer, vu son peu d’usage. Elle regretta mon intention du fait que, disait-elle, elle servait tout de même en cas de réception. C’est-à-dire, à partir de la retraite, deux fois par an environ ! Finalement, un modus vivendi fut conclu : nous rachèterions un lave-vaisselle à condition que nous nous en servions. Elle tint parole.
Mais un jour, hélas, elle n’a plus pu rien faire. Elle est devenue entièrement dépendante de moi : plus d’équilibre, plus de force. À quatre-vingt-quatre ans, j’ai dû me charger de tout dans l’appartement qui avait remplacé la maison, avec l’aide, deux heures par semaine seulement, d’une femme de ménage. Certes, mes nouvelles tâches furent d’autant plus pénibles qu’elles nécessitèrent d’abord un apprentissage alors que l’âge de la retraite avait sonné depuis vingt ans. Mais même après l’acquisition d’un rythme régulier, d’une routine, la persistance d’une bonne santé, j’ai compris nombre des impatiences de ma compagne. J’use évidemment de toutes les facilités ménagères qu’offre la vie moderne, dédaignées par une épouse d’un autre temps. Moi qui avais tendance à laisser courir les choses, je ne peux supporter de quitter la cuisine où les circonstances m’obligent à consacrer du temps, sans que tout soit lavé, nettoyé, mis en ordre, comme elle le faisait. Je suis allé à bonne école ! Car remettre après la sieste ou au lendemain rend les choses plus difficiles et plus désagréables. Quand des séjours en clinique de ma pauvre épouse m’ont rendu seul convive, je n’ai jamais mis la machine en route !
Bref, je mesure chaque jour combien lourdes ont été les doubles journées de travail de ma ménagère modèle pour avoir omis de suivre l’insolite mais judicieux conseil de sa belle-mère.

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