Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Et la lessive - Instantanés sur l’évolution de la femme au 20e siècle »
1956. J’ai 16 ans. Je vais rentrer en rhétorique et je dois choisir vers quelles études m’orienter. Faire, comme la plupart, une année à Louvain pour trouver un mari ? Il n’en est pas question ! Je veux « faire des études », avoir un métier. Mais quoi ? Médecine : c’est trop demander à mes parents. Pharmacie : mon père rêve d’une fille pharmacienne mais faire tant d’études pour « seulement tenir une boutique » est ridicule. Que faire ? Je ne suis bonne qu’en maths mais une licence mène tout droit vers l’enseignement et cela, je n’en veux pas. Alors ? Je suis attirée par l’électronique. Je me demande souvent comment il est possible qu’en tournant un bouton on entende la Cinquième de Beethoven. Je choisis donc de devenir ingénieur en électronique, en « courant faible », comme on dit à l’époque.
Il y a néanmoins un hic et de taille : les filles ne font pas ça !
Je l’annonce à la directrice. Une femme que je n’aime pas et qui ne m’aime pas. Cela fait l’effet d’une bombe ! Elle fait venir des psychologues et je passe des tests à n’en plus finir. Quelques semaines plus tard, je suis appelée, un dimanche, dans le bureau de la directrice. Mes parents y sont déjà avec la déléguée des psychologues ! Oui, les tests l’ont prouvé : je suis « faite » pour devenir ingénieur. Mais en chimie ! Ah non, la chimie je déteste ça. Et, en plus, la directrice m’a déjà trouvé un pensionnat ! Non, non et non. Fini le pensionnat. Non.
Les « adieux » avec la directrice sont froids : « Je ne vais jamais réussir, je vais mal tourner ». Finalement vaincus, mes parents me donnent leur accord pour l’électronique mais je dois « tirer mon plan » pour trouver où m’inscrire.
Par un cousin, j’apprends que la meilleure école pour la branche « courant faible » est la Rijkshogeschool à Gand. Une école de l’Etat ! Non catholique ! J’y vais, on m’accepte. Je me rappelle encore les sourires sarcastiques des secrétaires : « Une fille qui va faire ça ! ».
Le plus dur est de trouver un « kot ». J’ai deux handicaps : je suis une fille et je n’ai pas dix-huit ans. Mais je trouve. Je dois juste promettre à la « kotmadame » que je ne vais pas recevoir de garçon dans ma chambre. Je ne sais même pas que cela pourrait se faire.
En septembre, c’est la rentrée. Je suis là, dans la cour de l’école. Quinze cents garçons et moi avec mes chaussures plates, mes chaussettes blanches et mes tresses. La cloche sonne. Tout le monde part, les uns à gauche, les autres à droite et moi, je reste plantée là. Un petit monsieur dont j’apprends par après que c’est le directeur vient me demander ce que je fais là. Il me conduit à mon premier cours : le travail de menuiserie ! Soixante-huit garçons et moi ! L’enseignant me met un « St Joseph », c’est un petit rabot, dans les mains et je dois travailler un bout de bois ….C’est le début de cinq années de bonheur. Je n’en ai que de beaux souvenirs.
Je n’ai aucun souvenir d’avoir eu des problèmes avec les garçons. Il y en a toujours au moins un pour me défendre. En plus, dès le deuxième trimestre, j’ai un « prétendant » fidèle, alors là, pas question pour les autres de me toucher. N’allez pas croire que les garçons sont toujours gentils avec les filles. En effet, au deuxième trimestre, une autre fille vient s’inscrire à Gand. Elle est le souffre-douleur de tous les garçons. Personne, sauf moi, pour la défendre. Est-ce parce qu’elle est grosse ? Parce que sa combinaison dépasse toujours ? Elle ne réussit pas son année.
En deuxième année, je remplace mes tresses par une queue de cheval. Quand je descends les marches de l’amphithéâtre, les garçons trouvent gai de la tirer. Alors, un jour, je pars chez le coiffeur couper mes cheveux ! Je mets deux jours avant d’oser retourner à l’école. Et depuis lors, j’ai toujours eu les cheveux courts.
L’année suivante, je connais Luc, qui restera mon « fiancé » pendant cinq ans !
Tout cela m’amène à évoquer mon éducation sexuelle. Fille unique, sortie du pensionnat, je ne connais rien aux garçons. Dans les cours, les garçons derrière moi racontent des histoires, des blagues. Je ne comprends rien mais je ris. Alors, ils en racontent de plus en plus. Et pour finir, je comprends. De mieux en mieux, de plus en plus. Je n’ai pas besoin d’un cours.
J’ai peu de souvenirs de mes études. Tous les garçons et tous les profs m’apprécient. Sauf un. Le prof d’histoire en année préparatoire, Maurice Coppieters, qui devient le Président de la Volksunie. C’est peut-être bien à cause de lui que je n’ai voté qu’une seule fois Volksunie. Une petite revanche probablement.
Ce que je préfère ce sont les travaux manuels. Je fabrique des amplis, des enceintes acoustiques à base de caisses de vin que je reçois, la Hi-Fi étant mon dada et la raison de mes études.
A la fin de celles-ci, ma mère me propose de faire une année supplémentaire. Une nouvelle option s’ouvre : étude de marchés et distribution. Une année de plus à Gand ! Pendant que mes copains font leur service militaire.
Je suis à nouveau la seule fille dans la classe. Nous discutons beaucoup avec les profs. J’adore ces cours. Les études américaines de Vance Packard me passionnent. S’imaginer qu’on nous contrôle dans les supermarchés en comptant le nombre de clignotements des yeux pour voir l’influence d’un emballage me stupéfie. Nos yeux clignent beaucoup en voyant un paquet rouge ? Clignent moins devant un paquet vert ? Eh bien, le prochain emballage sera … rouge !
Au troisième trimestre je fais un stage à la Bell Téléphone à Anvers et à la MBLE à Bruxelles. Je n’aime pas Anvers. Par contre, j’aime tout de suite Bruxelles. A la MBLE on me fait « travailler » dans toutes leurs succursales. Que ce soit rue des Deux-Gares, à Evere ou Boulevard Maurice Herbette. En fait, la MBLE veut connaître la réaction des ouvriers si une femme ingénieur leur est imposée. Je dois chronométrer le travail des filles. Elles n’apprécient pas et elles me sabotent tout simplement.
Mais à la fin de mon stage, avant même d’avoir mon diplôme, je reçois un contrat d’engagement. Mon premier contrat d’ingénieur. Oui, là, je le suis vraiment.

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