Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Et la lessive - Instantanés sur l’évolution de la femme au 20e siècle »
Ceci se passe vers la fin du 19ième siècle.
Dans son château, monsieur le comte coulait des jours paisibles en compagnie de madame la comtesse et de leurs enfants.
Pendant ce temps, dans une petite ville de Flandre, vivait une très jolie femme. Tout le monde l’appelait « la belle Pauline ». Un jour, elle mit au monde une petite fille. Après avoir inscrit : « Je m’appelle Johanna » sur un bout de papier, elle épingla ce message sur la brassière et coucha le bébé dans un panier.
Cette ombre dans la nuit, c’est Pauline. Elle va déposer son léger fardeau devant la porte du château. C’est ainsi que cette fillette, seule dans la nuit, commença sa vie avec pour seul bien, son prénom de Johanna. Johanna, c’était mon arrière-grand-mère.
Quand une servante présenta ce vivant cadeau à monsieur le comte, il comprit immédiatement qu’il était en présence de sa fille, fruit de la belle Pauline. La petite voyageuse fut accueillie au manoir où elle fut élevée par son père et sa mère adoptive. Elle mena une vie de château pendant des années avec ses frères et sœurs.
Mais était-elle heureuse ? Pas vraiment car à l’âge de 16 ans, elle s’enfuit. Sans doute a-t-elle dû entendre bien souvent le nom de la belle Pauline et de sa ville natale de Flandre… Et voilà Johanna, seule et pauvre, comme au jour de sa naissance.
Pourtant elle a en tête un projet qui la rend heureuse, celui de rechercher sa véritable mère. Elle s’approche de la petite ville dont elle a si souvent rêvé ; elle interroge les gens. Oui, ils connaissent la belle Pauline et ils lui indiquent le chemin de sa maison. Elle frappe à la porte, elle s’ouvre. Oui, c’est elle, c’est Pauline, cela se voit, elle est encore très belle ! Johanna lui saute au cou et s’écrie de tout son cœur, de toute son âme : « Maman ! Ne m’abandonne plus jamais ! ». Un grand amour vient de naître entre Pauline et sa fille. « Ce n’est pas d’un père dont j’avais besoin, encore moins d’un château, mais de toi, maman ! » dira-t-elle un peu plus tard.
Hélas, le bonheur ne dure pas indéfiniment ; un jour, Johanna se marie. Elle devient mère de cinq enfants ; l’une de ses filles s’appelle Maria-Magdalena, c’est ma grand-mère.
Quand j’étais petite fille, j’écoutais, avec joie ou tristesse, ma chère grand-mère, moeder Lène, me raconter les souvenirs de son enfance avec sa gentille et pauvre maman, Johanna, qui avait élevé bien péniblement ses cinq enfants.
Voici ce qu’elle me disait :
« Pour les ouvriers de cette époque, la vie était pénible en Flandre. Ils travaillaient dur et gagnaient peu d’argent. Leur seul plaisir était d’aller à l’auberge le samedi soir et le dimanche.
Mais pour ceux qui n’avaient pas la volonté de s’arrêter de boire à temps, cela finissait mal ; tout l’argent de la semaine y passait ».
Chaque samedi soir, Johanna tremblait à l’idée de savoir dans quel état son mari allait rentrer. Finalement, au bout de la nuit, titubant, il revenait ivre à la maison après avoir dépensé une grande partie de son salaire. Il pouvait alors devenir très agressif ; c’est pourquoi Johanna couvrait de son corps le berceau où dormait son dernier-né pour le protéger. Les quatre autres enfants entouraient les épaules de leur mère de leurs petits bras ; ainsi se protégeaient-ils les uns les autres.
Le reste du pain que le père cherchait en rentrant, il ne le trouvait jamais. Johanna l’avait caché dans le berceau. Ainsi, le lendemain, mère et enfants avaient au moins un quignon de pain à manger.
Et Johanna regardait toujours tristement sa cheminée. Elle aurait voulu y voir quelques bibelots, un miroir, une pendule, des chandeliers aussi pour la garnir. Elle se rappelait les splendides cheminées du château de son père mais le manque d’argent ne lui permettait aucune fantaisie. Un jour, lassée de voir cette tablette de cheminée nue et vide, elle eut l’idée d’y exposer avec art son humble vaisselle, quelques assiettes, quelques bols et même les jolies tasses et sous-tasses que sa mère Pauline lui avait offertes pour son mariage. Sa décoration lui plaisait et faisait sourire les enfants.
Mais, le samedi suivant, après avoir bien ri, chanté et dansé au café, le père est rentré saoul ; à la vue de sa pauvre femme et de ses gosses tremblants, il devenait parfois méchant. Ce soir-là, d’un revers de main, il balaya le dessus de la cheminée et toute la vaisselle de Johanna se brisa sur le sol.
Un autre samedi soir, le bébé pleurait ; il avait faim tout comme sa mère et ses frères et sœurs. Johanna chercha vainement quelque nourriture dans le buffet ; il ne restait rien. En fouillant les poches et les tiroirs, elle trouva tout à coup deux sous. Tout heureuse, elle les confia à la plus sérieuse de ses filles, Lène, ma grand-mère et la chargea des emplettes. Lène acheta, comme sa mère le lui avait recommandé, pour un sou de lait et un sou de farine. Ces précieux ingrédients allaient calmer la faim du petit frère. Johanna se mit au fourneau et, sous les yeux admiratifs de ses quatre grands, elle confectionna une excellente bouillie pour le petit affamé.
Le père rentra à la maison à ce moment précis. Il était plus tôt que d’habitude mais il avait déjà beaucoup bu. Sans dire un mot, il empoigna la queue du poêlon contenant un sou de lait et un sou de farine et envoya le tout par la fenêtre ouverte.
C’est alors que Johanna, son dernier-né dans les bras, fit à son mari ce serment : « Celui-ci est mon cinquième et dernier enfant, je le jure devant Dieu ; je resterai ta servante mais je ne serai plus jamais à toi. Et quand ce petit sera assez grand pour se débrouiller seul, je te quitterai ».
Il était très rare à l’époque qu’une femme abandonne le domicile conjugal ; c’est ce qu’elle fit pourtant à l’âge de 50 ans. Elle vécut seule alors, sinon heureuse au moins en paix, le reste de sa vie.
Bien plus tard, c’est moi qui reçus le joli prénom de « Johanna », choisi par maman en souvenir de sa grand-mère. Et j’en suis très heureuse, surtout depuis que j’ai la joie d’entendre mes petits-fils Darian et Boris m’appeler « Mamy Jojo » !

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