Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
Les cimetières ont toujours exercé sur moi un attrait puissant. Si d’aventure je longe un de ces champs de repos, c’est plus fort que moi, il faut que je pousse la grille et que je flâne parmi les tombes. Suivant mon humeur, je m’y abîme en réflexions horrifiées sur la mort qui finira par m’anéantir ou bien j’exulte, comme si le fait d’être vivante me donnait un avantage sur la multitude des trépassés.
Souvent, il m’advient un incident, une aventure insolite. Au fil des ans, ma perception de l’inéluctable fin de la vie a évolué. De l’effroi, elle a glissé vers une acceptation sereine.
Je vais vous confier quelques-unes de ces visites mémorables dont la palme de l’épouvante revient sans conteste à une incursion dans l’ancien cimetière de Laeken.

La matinée était pluvieuse. Je préparais une visite guidée que je devais mener dans ce quartier ponctué de petits joyaux architecturaux indécelables pour l’automobiliste pressé. L’une de ces merveilles est paisiblement assoupie dans l’ancien cimetière, enserrée de monuments funéraires hétéroclites. Il s’agit du chœur gothique de l’ancienne église paroissiale qui échappa seul à la démolition du reste de l’édifice. Après l’avoir repéré, je cherche mon chemin en direction du Penseur de Rodin. Oui oui, l’exemplaire original du célébrissime penseur poursuit ses réflexions sur la tombe de Jef Dillen, antiquaire-expert. C’est la statue même qui quitta en 1922 l’emplacement qu’elle occupait face au Panthéon.
Par hasard, j’arrive devant l’entrée des galeries souterraines. Un large plan incliné m’invite complaisamment à descendre dans la crypte. Avec un frisson de curiosité je m’engage dans ce H.L.M. du repos éternel. Les murs sont quadrillés d’alcôves scellées à jamais et dûment étiquetées. Rien que du beau monde. Toute l’aristocratie et la riche bourgeoisie du dix-neuvième siècle s’y sont donné rendez-vous. Evocation de dentelles, froufrous, plastrons amidonnés, hauts-de-forme … Ces messieurs-dames ont goûté à tous les raffinements qu’offrent la fortune et la notoriété, et les voici, empilés les uns sur les autres, dans une étroite promiscuité. Quelques ornements de métal doré s’écaillent, des pétales de soie pleurent au pied d’un vase … Mais où sont les fastes d’antan ?
Je longe les galeries tout en déchiffrant les noms illustres et je me complais dans une songerie mélancolique. Vanitas vanitatum et omnis vanitas. Le clapotis répétitif d’une goutte d’eau interrompt ma rêverie, et puis, tout s’accélère. Le petit bruit sec et clair se répercute de galerie en galerie. L’écho s’amplifie, devient assourdissant. Je cours et mille échos de pas résonnent dans la crypte. Où est la sortie ? Le piège s’est refermé, il n’y a plus de sortie. Je titube. Un peuple invisible martèle les dalles, émerge de passages secrets. Mon cœur bat la chamade. Fuir ces tambours du néant, cette glauque pénombre, retrouver le jour. A droite ? A gauche ? Je suffoque. La lumière enfin ! Le plan incliné me délivre des spectres. Jamais je n’ai autant aimé la pluie tiède et le parfum de l’air humide. Vivre ! Le visage battu par la pluie, des nuages plein les yeux. Vivre ! Cette plongée dans les souterrains de la mort porte ma conscience d’exister à son paroxysme.

Quelque temps plus tard, ce même cimetière m’entraîna à nouveau dans un piège imprévu.
Une amie japonaise quittait définitivement la Belgique et j’avais imaginé qu’une balade dans les environs du palais royal mettrait une note de solennité dans nos adieux. Je ne pouvais évidemment passer outre au cimetière de Laeken. C’est même par là que nous commençâmes la promenade. Oh, rien qu’un petit détour, juste pour admirer l’auguste penseur.
Nous finissons par nous nous attarder devant des sculptures funéraires très « dix-neuvième » qui expriment la douleur de la séparation avec un pathos appuyé. Là, deux bambins de bronze parsèment une dalle de marguerites. Plus loin, une épouse échevelée est à jamais figée dans un désespoir - sincère espérons-le - au pied du buste de son mari, un bellâtre à la moustache conquérante.
Aux confins du cimetière, un petit groupe insolite bat la semelle. Curieuses, nous nous approchons. Parmi ces gens, un caméraman et son preneur de son recueillent les dires d’un quidam. D’une remise jaillit soudain une courtaude et solide jeune femme. Son accoutrement nous surprend : chaussée de rutilantes bottes jaune canari, le corps entièrement recouvert d’un épais tablier vert pomme du Cap avec gants assortis. Une auréole de frisettes blondes donne à sa silhouette une coquetterie qui détonne avec son armure grotesque.
Et voici qu’arrive une voiture noire. Un petit homme couleur de suie en descend, ouvre le coffre et en sort boîtes et coffrets. L’assistance prend du recul et la demoiselle, assez impatientée, disparaît dans la remise suivie de l’homme en noir. Je comprends enfin ! Dans quelques minutes, elle va plonger ses gants verts dans les restes juteux d’un macchabée et en extraire quelques humeurs visqueuses aux fins d’analyses. Mon cœur se soulève, je ne peux plus respirer. Il me semble que se propagent dans l’air des effluves nauséeuses. Ma délicate Japonaise n’a pas perdu contenance, mais son teint a viré au gris pâle. Bien vite nous quittons le cimetière et essayons d’oublier l’incident en admirant les beautés aériennes de la Tour japonaise et des Serres royales.
Le lendemain, la gazette confirme mes suppositions. Nous avons assisté aux prémices de l’autopsie de Roger Gosset, le propriétaire multimillionnaire des cigarettes Saint Michel. Le doute planait sur le caractère naturel de sa mort, soupçon bientôt levé par les résultats des analyses.

Un souvenir de plus, qui résonne encore dans ma mémoire :
J’ai quelques minutes à perdre sur les douze coups de midi, en pleine canicule, et la grille du cimetière d’Ixelles me fait un clin d’œil engageant. Je quitte le cirque infernal de la circulation et pénètre dans la nécropole déserte. Quel repos d’arpenter lentement la longue allée rectiligne. Paix et sérénité. Soudain, des confins du cimetière me parvient un roulement sourd. Le bruit est oppressant et mon malaise s’intensifie lorsque se précise l’apparition d’une silhouette décharnée qui, d’un pas mécanique, tire un énorme rouleau compresseur. Mon imagination s’emballe : la vision de l’ouvrier communal s’estompe et fait place à l’allégorie du Temps qui poursuit sa marche inexorable, aplanissant tout sur son passage, insensible aux gesticulations des humains. L’apparition fantomatique s’éloigne. Le silence et l’immobilité sont bientôt rétablis. Je goûte alors un moment de paix intemporel. Tout est aboli : joie, fureur, chagrin. Il n’y a plus qu’un présent dilaté, inaccessible à la fuite du temps.

L’ultime spasme de dégoût que j’ai éprouvé avant de me dire « Suffit, maintenant ! Jouissons du présent ! » eut pour théâtre un paisible cimetière perdu dans le Lot, à Rouffiac précisément.
Par une agréable journée d’été, mes amis français m’emmènent en promenade. "Nous passerons par le cimetière où est enterrée Poupette". La campagne rayonne sous le soleil de juillet et nous nous reposons quelques instants à l’ombre du mur de l’enclos en évoquant Poupette qui fut une délicieuse vieille dame. Personne dans ce cimetière de la France profonde, sauf deux ouvriers qui cassent la croûte. Ils viennent d’ôter la plaque qui scellait un caveau. Incorrigible, tout en croquant ma pomme, je glisse un regard indiscret dans la cavité béante. Un cercueil flotte de guingois sur une eau noire et lisse. Sur un coin du cercueil s’épanouit une touffe de champignons. Après cela, il me devient difficile de goûter le charme de la balade.
Décidément, cela suffit ! Désormais, j’extrairai la quintessence du moment présent . Non ! Je n’irai plus soulever immonde couvercle. Soleil, amis, chant de l’alouette, vous seuls êtes vrais !

J’ai fini par l’apprivoiser, la camarde. Tout bêtement, sans préavis, au cours d’une balade. Isolée parmi les herbes folles du talus se dressait la hampe desséchée d’une fleur de l’été finissant. Je me suis arrêtée et je l’ai contemplée, longuement, les larmes aux yeux, envahie par une évidence paisible. Fleur, elle avait vécu, donné sa beauté, nourri l’insecte, dispersé sa semence et puis, dans le vent tiède, s’était desséchée. Autour d’elle, la vie continuait, imperturbable.
Je n’ai plus peur de mourir. Je suis fleur, précieuse et éphémère.

La mort transfigurée, apaisée et tellement belle, je l’ai rencontrée sur le mont Lozère, dans les Cévennes. Sur ce plateau immense où l’horizon partage le bleu du ciel et l’or de la steppe, il est un très ancien village quasi désert et à demi ruiné. Le sentier longe un jardinet enserré dans un muret de granit. Poireaux, bettes et navets y poussent avec luxuriance et, tout au milieu, dans un joyeux fouillis de fleurs multicolores, deux stèles sont blotties l’une contre l’autre. Les époux Pellequer reposent côte à côte, dans le plus fabuleux des cimetières, leur tombe semblable à un vaisseau immobile voguant vers l’infini.

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