Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
A tous mes collègues et étudiants roumains, ces êtres d’exception avec qui j’ai partagé des moments de bonheur d’un autre âge en juillet 2000.

« Visa control ! »
Quelqu’un m’avait parlé de la francisation de la Roumanie.
Erreur !
Tromperie où se mêlent espoir et amertume, mensonge et aveuglement.
« Your passport, please ! » (Votre passeport s’il vous plaît.)
Et les questions fusent sur mes intentions, la raison de mon séjour de quinze jours.
Etonnement et un soupçon de frustration des fonctionnaires roumains. Pourquoi suis-je invité comme professeur à l’université de Bucarest ? Les enseignants roumains ne sont-ils pas d’excellente qualité ?
Récupération des bagages, taxi, enfin arrivée à mon hôtel universitaire au milieu d’un parc aux arbres centenaires.
Les herbes Saint Jean tapissent le sous-bois. Elles offrent leurs feuilles luisantes au regard, cachant la bure de l’automne passé.
Malgré l’absence de vent, les plantes rampantes frémissent comme si la chaleur étouffante les aidait à prendre leur souffle. Quelques bruissements témoignent d’une vie respirable pour quelques mulots ou musaraignes à la recherche de leur nourriture.
Sur le pas de la porte de l’hôtel, un chien café au lait sommeille, affalé en extension sur la pierre bleue pour y capter le maximum de fraîcheur. A mon arrivée, il se tourne et me montre son ventre crème dans l’espoir d’une caresse affectueuse.
Ma collègue me donne un ordre que je ne comprends pas :
« Enjambe-le. Et surtout ne le touche pas ! »
Après mon passage, le lierre rampant frémit de plus en plus comme si un vent reptilien l’aidait à s’oxygéner.
« Bonjour, Monsieur le Professeur. Parlez-vous le français ? Je suis contente de vous recevoir. La France nous oublie. »
La « manager » de l’hôtel parle un français pointu. Elle m’invite à entrer.
La chaleur m’écrase. Je tombe endormi dans ma chambre.
Pas pour longtemps, des aboiements répétés me réveillent. Je vois par la fenêtre le lierre qui bouge de plus en plus. Les feuilles s’écartent avec brutalité. Dix, vingt, cinquante chiens sortent de nulle part. Tous café au lait. Ils hurlent, circulent dans tous les sens comme si un vent de folie leur avait enlevé leur peu de raison.
D’où viennent-ils, pourquoi vivent-ils ici ? Sont-ils dangereux ?
Vers sept heures, la torpeur envahit le sous-bois comme si chacun avait retrouvé la sérénité, comme si l’espoir d’un ventre plein s’était mué en réalité.
Mes collègues m’attendent au parking de la faculté. Je choisis le chemin le plus court entre l’hôtel et la rue. Une haie d’honneur de chiens se lève, les yeux fluides, la respiration haletante, le corps nourri des maigres restes des étudiants. Les chiots sautent mordillant l’oreille de leur mère prête à mettre bas. D’autres, malingres se préparent à la mort.
Je jette en regard en coin pour ne pas les effaroucher. Les puces grouillent sur leur dos.
« Que font-ils ici, Mirella ? »
Ma collègue ne répond pas tout de suite. Elle peut difficilement contenir sa gêne.
Personne n’aime évoquer le passé. L’effort exigé par le futur n’autorise pas cette perte d’énergie.
« Vers six heures, la pression atmosphérique change, une sorte d’inversion thermique. Les chiens y sont sensibles. Leurs tympans vibrent ; c’est pourquoi ils hurlent. »
L’explication en vaut une autre et me semble suffisamment logique pour être crédible.
La nuit est calme, un peu étouffée par la chaleur suintante.
Soudain, les lierres crissent sous les cavalcades des chiens. Ils hurlent à nouveau. Un guetteur a remarqué un intrus ; non, une meute d’intrus. La lutte pour le territoire débute dans un fracas de chairs écrasées, de râles des blessés, d’étouffements des plus faibles. Les étrangers, ceux de l’autre côté de l’université ont une fois encore essayé d’envahir le territoire de l’hôtel.
Deux heures d’une guerre sans merci d’où peu sortiront indemnes.
Le matin, je traverse le parc. Les chiens n’ont pas eu la force de se cacher sous les lierres. Ils dorment épuisés là où leur lutte s’est achevée.
J’en enjambe dix, vingt, dispersés comme des coquillages sur une plage.
Certains lèchent leur plaie et les infectent un peu plus. D’autres jonchent le sol, inertes, futurs déchets sans vie pour les éboueurs de huit heures.
« Deux de moins pour quatre de plus » m’explique une étudiante parlant anglais.
Je veux savoir.
« Bien » me dit-elle. « Je suis trop jeune pour me rappeler. Ceausescu a exproprié les beaux quartiers pour y construire des bâtiments horribles où s’entasse une population de plus en plus pauvre. Le dictateur donna l’ordre de tuer les chiens. Mais personne n’a obéi. Les Roumains aiment leurs chiens. Alors, les bucaresti les ont laissé errer dans la ville. Voilà l’explication. »
Croissez et multipliez-vous dit l’Evangile.
Quel cauchemar !
Au parc Cismiglu où quelques vestiges de l’âge d’or donnent encore une illusion d’abondance, les chiens règnent en maître. Leur regard agressif me perturbe. Quelques enfants les évitent. Des vieux jettent un regard fatigué sur les mouvements haletant de ces chiens.
« Pauvres chiens ! Nous n’avons jamais eu le courage de les tuer. Nous aimons trop nos chiens. »
Le souffle amer de cet homme m’émeut, me trouble comme s’il essayait de partager la souffrance des chiens.
Soudain, une vieille qui survit à son malheur et à sa pauvreté surgit de nulle part, un sac plastique à la main. Quelques chiens l’entourent. Spectacle surprenant, elle leur donne à manger.
Etrange ! Dans cette misère digne, la femme reconnaît son éternel meilleur ami ; peut-être le seul lien avec les jours de bonheur enfouis dans sa mémoire.
Les chiens, toujours les chiens.
Le marché aux étals presque vides s’éteint sous la chaleur. De l’autre côté, une boucherie a fermé ses portes aujourd’hui faute de marchandises. Sa tente déchirée protège du soleil de quinze heures un étalage à la céramique blanche et sert de hamac à deux chiens volumineux, chasseurs de fruits et de légumes avariés. Leurs yeux à moitié ouverts scrutent chaque passant, chaque recoin du marché, prêts à bondir sur une aubaine.
Et si les chiens régnaient en maître sur Bucarest.
Au détour d’une rue, mon regard est attiré vers un animal insolite ; la queue rasée sur trente centimètres, son extrémité poilue et bouclée, les flans aux poils raccourcis, mais aux pattes arrières bouffantes ; une race étrange.
Je m’esclaffe.
« Vous avez vu ce chien, comme il est drôle ! »
Un étudiant un peu vexé gronde :
« Pourquoi riez-vous ? Il a servi de mannequin pour une école de coiffure. »
J’en reste interdit.
Une question me tracasse : ces chiens de Bucarest n’appauvrissent-ils pas ses habitants ?
L’argent n’a pas de sens. Ces chiens, ne serait-ce pas plutôt une source d’espoir, un rattachement à un passé que chacun voudrait revivre ou simplement le bonheur de donner lorsqu’on est pauvre ?

Un dimanche, j’ai quitté les parcs. L’architecture délirante d’un dictateur m’attire.
Erreur grossière, fatale.
Un homme m’aborde et me presse pour échanger des dollars en lei.
Je refuse.
Trois policiers nous entourent, arrêtent le vendeur à la sauvette. L’un d’eux me fouille.
Sans m’en rendre compte ; il me subtilise mon argent.
Les vrais chiens de Ceausescu ont frappé : la mafia ukrainienne paraît-il.
« Vous avez eu de la chance » m’explique un commissaire de police. « Si vous aviez résisté, vous ne seriez plus ici. Une vie n’a pas de sens pour eux. »
J’ai côtoyé deux races de chiens, empreintes des relents tenaces d’une dictature. La première humaine, la seconde bestiale.
Un matin, je quitte définitivement mon hôtel et je prends le chemin le plus long. Des dizaines de regards bruns suivent mes mouvements. Ils se lèvent, certains m’emboîtent le pas, lentement : d’autres semblent me saluer pour que je ne les oublie pas.
A Bucarest, les chiens sont les âmes mortes dans la souffrance, sont l’espoir de jours meilleurs, sont les témoins d’un passé honni et, pourquoi pas, d’un futur meilleur où chacun trouvera sa place.

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