Ce texte est issu de notre recueil d’histoires vécues imprimé sous forme de livre « Entre rire et pleurer »
« Il neige, il neige sur Liège et tant tombe la neige qu’on ne distingue plus vraiment s’il neige sur Liège ou si c’est Liège qui neige vers le ciel. ». Ces paroles d’une chanson de Brel me reviennent en mémoire. Petite fille, je regardais tomber la neige jusqu’au vertige ; alors je croyais voir non plus la neige tomber mais ses blancs flocons remonter vers le ciel.

Par les deux fenêtres de notre cuisine, nous avons vue sur la cour Coulon, une vaste cour sur laquelle est bâtie une humble maisonnette blanche. C’est la demeure de madame Coulon, notre voisine, âgée et malade. Chaque jour, nous voyons une infirmière entrer chez elle pour lui prodiguer des soins
Madame Coulon est notre amie. Pendant ces dures années de guerre, nous nous réunissons parfois chez elle avec quelques voisins. Nous sommes tous patriotes, nous haïssons les Allemands ; ils sont les envahisseurs et nous attendons avec tellement d’espoir l’arrivée des alliés qui délivreront notre pays. Ce sujet rend toujours les conversations très animées. Quand il est question de dire du mal des ennemis, madame Coulon est la plus virulente de nous tous car son fils est déporté en Allemagne.
La cour est située dans le fond d’une impasse. Il ne s’y passe jamais rien d’extraordinaire si l’on excepte le va et vient des enfants de l’école Saint Victor, une petite école primaire tenue par des religieuses et destinée aux enfants pauvres du quartier. Matin, midi et soir, nous voyons passer ces petiots tous vêtus de la cape et du capuchon des indigents. Ce vêtement bleu foncé leur est offert par l’école. Entendre le claquement de leurs petits sabots sur les pavés inégaux de l’impasse Hubart fait partie de nos habitudes.
En ce soir d’hiver, il neige, il neige sur ma ville natale de Liège et il commence à faire nuit. Papa, maman, mon frère et moi sommes tous les quatre réunis devant les fenêtres de notre cuisine et nous rions aux éclats devant un spectacle insolite : un soldat allemand monte la garde sous la lanterne, à l’entrée de la cour Coulon. Pourquoi, mais pourquoi donc, en ce soir de décembre, a-t-on placé une sentinelle dans ce fond de ruelle ; à cette heure, l’endroit est totalement désert.
Casqué, botté, fusil au dos, il commence sa nuit de guet. Nous le voyons trépigner de froid, aller et venir, passant parfois dans le halo lumineux de l’unique lanterne. Nous, nous sommes chaudement installés derrière les vitres et cela nous fait rire aux larmes de voir ce soldat allemand « mourir » de froid un peu plus d’heure en heure. Cette sombre silhouette dans le tourbillon de neige, reste parfois très longtemps immobile comme une statue puis finit par se secouer et tenter quelques pas à gauche puis à droite. Il fait les cent pas sur son petit territoire. Obéissant aux ordres de ses supérieurs, il va passer toute la nuit dans le vent et le froid.
Très souvent, en cette mémorable soirée, nous allons aux fenêtres et nous délectons de ce tableau, à nos yeux, si cocasse. Quelle revanche, après déjà trois longues années de guerre et de privations, de voir notre ennemi, l’occupant, ce fritz, ce boche, aux prises avec les rigueurs de l’hiver et, pour toute la nuit !
Soudain, la porte de la maisonnette s’ouvre et une ombre s’avance dans la neige, c’est la vieille Madame Coulon. Elle a quitté son lit… Emmitouflée dans un grand châle noir, pantoufles aux pieds, elle s’avance résolument vers la jeune sentinelle allemande. Elle n’a pas les mains vides, elle tient un plateau. Sur celui-ci, nous distinguons un grand bol de café fumant et une assiette avec quelques tartines.
Papa, maman, mon frère et moi, nous ne rions plus. Dans un grand silence, nous admirons le geste généreux de la vieille femme malade. Elle est là, toute voûtée sous le poids des ans et elle vient en aide à l’ennemi qui a froid et faim. Elle tend vers lui son modeste plateau. Le café bien sûr est un succédané, mais il est bouillant ; le pain de guerre est presque noir, mais c’est tout ce qu’elle possède. Elle a pris une part de sa ration mensuelle pour venir réconforter un être humain qui souffre.
Elle, dont le fils est déporté en Allemagne, ne voit plus en cet homme un ennemi détesté mais le fils d’une mère qui, comme elle, a tant fait pour son enfant. Lui aussi est victime de cette guerre insensée.
En cet instant, Madame Coulon espère-t-elle que là-bas au loin, une autre maman veille sur son fils à elle ?
Non, nous ne rions plus et même devant tant de grandeur, nous avons honte d’avoir ri. Nous regardons le jeune soldat se réchauffer les mains en les approchant du bol brûlant et ensuite, nous avons le plaisir de le voir boire à petites gorgées. Nous restons sans voix.
La vieille dame réintègre sa demeure et dans le silence, la voix de papa s’élève : « Mes enfants, Madame Coulon est une brave femme ». Papa n’a jamais fait de grands discours et les paroles étaient superflues ; nous venions de voir ce qu’il y a de plus beau au monde, un geste de compassion.
Nous avons compris cette grande leçon : un être humain, quels que soient sa situation, son état de santé, son âge, peut encore trouver l’apaisement de ses peines et un peu de satisfaction en aidant les autres, voire même s’élever au rang de héros en secourant un ennemi en détresse.

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