Lorsque je suis entré à l’athénée communal d’Uccle, en 1936, j’ai été heureux d’y trouver des professeurs qui, presque tous, étaient très jeunes. C’était, en effet, surtout des universitaires fraîchement diplômés qui pouvaient être recrutés pour devenir professeurs de l’athénée à sa création six ans auparavant.

La plupart des cours étaient donc donnés par des professeurs "neufs", très motivés et proches des élèves.

Cette proximité était d’ailleurs voulue par le préfet, Albert Peeters. Celui-ci était âgé de 41 ans et professeur de français à l’athénée de Saint-Gilles lorsque la commune d’Uccle a fait appel à lui pour diriger l’athénée qu’elle venait de créer. Personnalité forte et généreuse, Albert Peeters a su façonner la nouvelle école secondaire pour qu’elle donne aux élèves une formation humaniste. Il attachait à l’ordre et à la discipline une importance primordiale en les concevant comme un moyen permettant d’atteindre ce but.

Durant les six belles années que j’ai passées en section gréco-latine à l’athénée d’Uccle, disséminé dans le parc de Wolvendael, ce qui lui donnait un charme bucolique, plusieurs professeurs ont manifesté des dons d’éducateur particulièrement remarquables. Je mentionnerai deux d’entre eux qui étaient spécialement "entraînants" : le dynamique Reniers, avec qui on avait plaisir à étudier la langue et la littérature flamandes, et le chaleureux Léo Moulin. Ce pédagogue novateur, cet " éveilleur" exceptionnel, savait si bien rendre l’histoire vivante ou faire découvrir la poésie française !

Après l’athénée, j’ai entretenu des relations amicales avec Léo Moulin qui est devenu un éminent politologue. Jusqu’à sa mort, en 1996, j’ai retiré un stimulant profit intellectuel de chacune de mes rencontres avec lui.

En septembre 1939 des professeurs mobilisés seront remplacés par des enseignantes … improvisées qui n’auront guère d’autorité sur des adolescents profitant fâcheusement des circonstances pour secouer la discipline ! J’en fais l’aveu, non sans contrition : je n’ai pas été le dernier à chahuter les intérimaires. Je me souviens d’avoir, un jour d’hiver 1939-1940, poussé l’une d’elles à bout de patience. C’était une Allemande juive, réfugiée en Belgique, qui parlait mal le français. Je l’avais tellement exaspérée par ma turbulence qu’elle ne trouvait pas de mot assez dur pour fustiger mon comportement. Elle a fini par me lancer : "Tu Moulin… Tu Moulin.. fousêtes … fousêtes… un anarchiste !" Ce mot tout à fait inattendu a fait s’esclaffer mes condisciples qui ont d’autant plus ri qu’il visait un élève ordinairement très sérieux qui n’avait rien d’un… révolutionnaire.

Je fais mienne cette belle déclaration de Stendhal :
"Je regarde comme perdue toute journée dans laquelle je ne m’instruis pas".

J’ai toujours aimé apprendre, chercher à en savoir plus, satisfaire une curiosité assez vive. Le besoin de mieux connaître, le souci de comprendre, m’auront été très utile aux cours de ma vie professionnelle !

A l’athénée, « méthodique, concentré », selon un rapport d"évaluation de ma classe, j’étais au nombre des meilleurs élèves dans toutes les matières… à l’exception des mathématiques et des sciences. Tout en étant très studieux, tout en aimant la compétition intellectuelle, je n’étais pourtant pas un élève sans défauts !

Je parlais trop ! "Raymond a la langue la mieux pendue de la classe !" s’est exclamé dans mon journal de classe un professeur de latin. J’étais incorrigible puisque dans un journal de classe postérieur on trouve une observation similaire de Léo Moulin qui, renchérissant en quelque sorte et se montrant plus inspiré, écrivait ceci : "Raymond est trop porté à cette forme de l’éloquence intime que l’on appelle bavardage." Cette critique était, toutefois, associée à un jugement plus positif qui louait ma « précision attentive » et me qualifiait d’élève "consciencieux, solide et non dépourvu de finesse."

Oui, j’éprouvais un besoin irrépressible de parler en classe, en m’exposant au reproche de "prendre la classe pour un salon de conversation" ! Mais qu’avais-je donc à dire qui était si pressant ? …

J’entretenais des relations particulièrement amicales avec des condisciples qui avaient, comme moi, beaucoup de goût pour la littérature et le théâtre.
Cet intérêt pour le théâtre se porte non seulement sur les grands auteurs classiques qu’il faut naturellement bien connaître, mais aussi sur des auteurs contemporains. Découvrant le théâtre de Giraudoux et celui de Montherlant, nous nous opposons : la préciosité du premier est appréciée par certains tandis que d’autres, dont je suis, préfèrent la hauteur et la virilité du second..

Nous ne serons pas seulement lecteurs et spectateurs. En février 1942, nous monterons une pièce, avec tout le sérieux souhaitable et dans la bonne humeur. Ne présumant pas de nos capacités nous avons choisi d’interpréter une comédie légère, très spirituelle, sans être superficielle, de René Benjamin : "Les Plaisirs du hasard". Les représentations auront lieu au Palais des Beaux-Arts. Nombreuse, la distribution permettra à vingt-quatre élèves de participer à l’aventure. Deux acteurs seront aussi metteurs en scène. Pour ma part, je serai successivement un professeur de Sorbonne et un juge en correctionnelle.

"Nous aurons une plaisante vie" : dans le rôle d’Emmanuel, séduisant et un peu fantasque, Arnaud Fraiteur fait cette promesse à Eve lorsqu’il la demande en mariage. Hélas ! un an et demi plus tard Arnaud qui avait tant de distinction et de finesse, mourra tragiquement. Pour avoir abattu un journaliste pro-allemand, il sera arrêté, condamné à mort et pendu au fort de Breendonck par l’occupant.

Dans la formation de notre culture générale, la musique aura sa place au soleil grâce à la fondation des Jeunesses musicales. Cette initiative à laquelle est attaché le nom de Marcel Cuvelier, nous permettra de suivre, au Palais des Beaux-Arts, des cycles de concerts. Après la guerre, l’exemple donné par les Jeunesses musicales belges sera suivi dans différents pays avec le concours, voire sous l’impulsion, de Marcel Cuvelier : en 1952 j’aurai le plaisir de l’accueillir à Lima.

Une bonne entente a toujours régné dans les classes dont j’ai fait partie. Nous nous divisions pourtant en petits groupes. Le plus visible était celui que formaient quatre élèves prétentieux et poseurs surnommés (improprement) les "péteux". Ils ne manquaient pas de se mettre au premier rang lorsqu’on faisait la photo annuelle de la classe !
Alain, Michel, Philippe et moi, nous étions "les quatre mousquetaires" (’A la vie, à la mort" !)

Si au fil du temps j’ai perdu de vue Philippe et Michel, je suis resté en relations suivies avec Alain. A l’athénée, nous étions unis, Alain et moi, par une entente fraternelle. Voisins de banc nous avons parfois été complices (soit dit en confidence !) de petites tricheries aux examens… Fidèles à cette amitié de jeunesse, née en 1938, nous sommes encore très liés aujourd’hui.

Une autre amitié remontant à l’heureuse époque de l’athénée d’Uccle se perpétue. Cette amitié est féminine. Par exception, l’athénée d’Uccle était mixte (la commune n’avait probablement pas les moyens de se doter à la fois d’un athénée et d’un lycée pour les jeunes filles). Cette mixité était assortie de quelques… précautions. Les jeunes filles, d’ailleurs peu nombreuses, ne pouvaient pas se mêler aux garçons lors des récréations. Elles restaient dans le château ou se promenaient entre elles dans le parc. Avant ou après les cours, garçons et filles ne pouvaient être vus ensemble aux abords de l’athénée. Alors que le collège St-Pierre, voisin, jouissait d’une excellente réputation, il ne fallait pas que l’athénée apparaisse comme un lieu de perdition !

Rétrospectivement, je m’étonne : je n’ai guère été intéressée par la présence de condisciples féminins ! De nombreux garçons s’empressaient naturellement, dans la mesure du possible, auprès de ces compagnes d’école. Il est vrai qu’il n’y eut pas de jeunes filles dans mes classes successives, sauf celle de la dernière année. Elle fut rejointe par une très jolie Colette que l’un des "péteux" ne tarda pas à accaparer !

C’est en fréquentant un club de tennis, au cours de l’été 1941, que j’ai été séduit par une jeune fille de l’athénée qui, vêtue de blanc et la démarche souple, venait à travers les courts, à la rencontre de mes dix-sept ans.

"Voici des fruits, des fleurs et des branches ;
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches,
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux."

J’ai emprunté la voix de Paul Verlaine pour dire à C… que je m’étais épris d’elle. Le "présent" que je lui faisais a été doux à ses beaux yeux mais, en un échange inégal, la réponse à une déclaration d’amour a été une déclaration d’amitié.

En juillet 1942, ayant obtenu le diplôme de sortie portant la mention "avec le plus grand fruit" je quitterai l’athénée d’Uccle. Les études universitaires que j’entreprendrai deux mois plus tard seront bientôt contrecarrées par un accroissement des rigueurs de l’Occupation.

J’avais connu ces rigueurs sous diverses formes à l’athénée.
D’ordre des autorités allemandes, des "modifications" avaient dû être apportées à plusieurs manuels scolaires. Le port d’insignes "quels qu’ils soient" avaient été interdit, comme il avait été "formellement défendu" de tracer des inscriptions sur la voie publique, sur les propriétés privées, les poteaux, etc. Dès l’automne 1940, la Fête de la Victoire, célébrée le 11 novembre, avait été interdite et le jour de congé accordé à l’occasion de cette commémoration avait été supprimé. Des fleurs seront, toutefois, déposées à la Toussaint au pied du monument élevé aux Ucclois morts pour la Patrie durant la première guerre mondiale.

Les persécutions antisémites n’ont pas épargné les élèves juifs. En mai 1942, l’instauration du port d’une étoile jaune par les Juifs fit scandale. Des élèves non juifs voulurent porter l’étoile par solidarité.

Les pénuries eurent évidemment des répercussions sur la vie de l’athénée. Pour « améliorer » l’alimentation des élèves, une collation (un morceau de mauvais pain, un bout de fromage ou du hareng) leur sera distribuée à 10 heures et une soupe à 12 heures. Il faudra apporter des timbres de rationnement ou 1½ kg de pommes de terre à défaut de timbres lorsqu’on s’inscrit pour la soupe. Des légumes et des fruits seront aussi distribués. Un arrivage de figues constituera un petit événement. !

A plusieurs reprises le manque de charbon entraînera la fermeture de l’athénée pendant quelques jours. Un local chauffé sera toutefois disponible pour les élèves privés de chauffage chez eux. Je n’ai pas profité de ce "chauffoir" : j’aurai bravement supporté la froidure qui régnait dans mon bureau, à la maison, et … amenait les amis qui venaient me voir à écourter leur visite !

2 commentaires Répondre

  • Philippe Cullus Répondre

    Bonjour,

    Pourriez-vous m’apporter une précision sur la réaction - éventuelle - de Léo Moulin, devenu professeur à l’Ecole de Gendarmerie créée avec la bénédiction de l’occupant, à l’exécution de son élève, Arnaud Fraiteur ?

    Merci, de toute manière, pour votre évocation.

    Philippe Cullus

  • Jean N. Répondre

    J’ai bien aimé, Raymond, votre récit de l’athénée d’Uccle et son humour.

    Nous avons des souvenirs communs et contemporains à deux ans près. J’ai terminé mes humanités gréco-latines en 1940 à l’Athénée Royal de Thuin.. Il y avait deux ou trois jeunes filles par classe. Je n’étais nullement insensible aux charmes de certaines et j’ai reçu une réponse favorable à une déclaration d’amour dénuée de poésie. La jouvencelle était au premier banc, comme de coutume pour l’élément féminin ; juste devant le mien. Je lui avais fait du pied avec application, en suivant le cours de morale d’une oreille distraite.

    En 39-40, nous avons vu aussi arriver des professeurs féminins, mais elles étaient loin d’être chahutées, notamment la charmante jeune femme qui remplaçait notre brave professeur de mathématiques. La plus détestée de tous les profs était une enseignante revêche. Elle avait pris la place de notre jeune et cher professeur de latin et de grec, Jacques François. Nous l’avons surnommée « La Vache » . Un camarade a écrit les paroles suivantes sur l’air d’« Auprès de ma blonde » En voici l’un des couplets et le refrain :

    "Penchée sur son pupitre, elle ouvre des yeux ronds (bis)

    En traduisant Virgile, Horace ou Cicéron...
    *

    Du cours de la Vache, qu’il fait bon, fait bon, fait bon ;

    Du cours de la Vache, qu’il fait bon s’enfuir !"

    Comme vous, j’avais quelque répugnance, non seulement pour les mathématiques, mais pour les sciences en général..

    Je n’ai pas été heureux pendant mes humanités, car j’étais "prisonnier » du pensionnat. J’ai intitulé le chapitre de mon autobiographie relatant les événements de cette période : « LE CIEL EST PAR-DESSUS LE TOIT . » Vous qui aimez Verlaine, vous comprendrez le sens de ce titre…

    J’ai commencé mes études universitaires à l’ULB. Elle a suspendu les cours en 1941 en réponse à un diktat de l’occupant. Alors, ont commencé les tribulations que je raconte dans un livre, « L’étudiant chahuté », publié aux éditions « Memogrames », en 2005,

    J’aimerais lire d’autres textes de vous puisque nous sommes de la même génération.
    .

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