Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

A la fin de mes études primaires, nous étions en pleine “question” scolaire (succédant à la “question royale” dont tout ce dont je me souviens est que je ne pouvais pas coller sur les murs en revenant de l’école, les petits papiers portant “non” que nous distribuaient les soeurs, mon père l’ayant formellement interdit). D’après ce que je comprenais, dans les écoles libres l’enseignement n’était pas toujours dispensé par du personnel formé à l’école normale, mais bien par des religieux qui n’avaient pas le diplôme adéquat. En restant à l’école des soeurs et en y faisant “l’école moyenne”, nous risquions, ma soeur et moi, d’en ressortir avec un diplôme qui ne serait pas “homologué” et par conséquent ne nous permettrait pas d’entrer dans l’Administration, ce qui était le but suprême de mes parents. Il fallait en effet que nous puissions subvenir à nos besoins si nous ne trouvions pas de mari pour le faire. Du coup je me suis retrouvée propulsée au lycée de Saint-Gilles (féminin bien sûr, les garçons allaient à l’athénée, place Morichar - les heures de sortie des cours étaient différentes, comme ça nous ne risquions pas d’en rencontrer !). C’était un gros effort pour mes parents, même si, du moins je le pense, ils étaient dispensés du minerval. Il y avait un tablier d’uniforme obligatoire, qu’on allait chercher chez Guilmot, rue Haute. Il y avait une petite poche de poitrine sur ce tablier où étaient brodées les lettres L R A D ce qui signifiait Lycée royal Arthur Diderich. Je n’ai jamais su qui était cet Arthur Diderich. Il y avait bien sûr tout le matériel scolaire et les livres. Par mesure d’économie tout à fait évidente pour mes parents, nous n’y allions pas en tram mais à pied. Nous faisions donc quatre fois par jour le trajet depuis le bas de la rue du Croissant jusque plus loin que la barrière de Saint-Gilles et inversement. C’était une fameuse trotte et nous ne manquions pas de nous en plaindre amèrement, surtout en grandissant en âge et en fainéantise. Mais il y avait un sort bien pire. Certaines filles restaient au lycée à midi et mangeait leurs tartines dans un réfectoire situé dans les caves. Les pauvres avaient une mère qui travaillait !

J’appréhendais cette arrivée au lycée et j’avais bien raison. Je me souviens très bien des dernières grandes vacances juste avant. J’étais dans la cour et je dessinais et tout à coup, je me suis dit : mon enfance est finie. Je me vois encore, sous le choc. J’ai eu le même choc à 40 ans quand j’ai réalisé que ma jeunesse était terminée et que j’entamais l’âge mûr.

Cette arrivée était d’autant plus dure que je ne connaissais personne (beaucoup d’élèves avaient fait l’école préparatoire au lycée et se retrouvaient entre elles) et puis ma soeur n’était pas là. En 6e (nous commencions par la 6e et terminions par la 1ère, ou rhéto) nous étions 34. Pour moi c’était la foule. En plus la majorité des élèves appartenaient à un milieu beaucoup plus aisé que le mien, avaient des parents dans les professions libérales (je ne pense pas y avoir jamais rencontré une fille d’ouvrier), étaient parfois juives et avaient des noms exotiques. Il y avait d’ailleurs, au milieu des tous les professeurs féminins, trois hommes, les professeurs de religion, un catholique, un protestant et un israélite. J’ai appris à cette époque qu’il y avait des juifs Sefarades, originaires d’Espagne, et des juifs Ashkenaze, originaires d’Europe centrale. Un jour un inspecteur est venu en classe demander quelle langue on parlait à la maison, et pour la première fois j’ai entendu le mot “yiddish”. Je trouvais tout ça fascinant. Et il faut dire pourtant que je n’étais pas dans la section “chic” du lycée. En effet les “humanités modernes” n’avaient pas du tout le prestige des “humanités anciennes” !

Bref, je me souviens de cette première année comme une vaste confusion, où tout s’entrechoquait, le nombre de professeurs différents, les changements de classe d’après les cours, une mer de visages aux récréations, la difficulté aussi de certains cours parce que l’école des soeurs ne m’avait pas vraiment préparée au niveau demandé (pourtant il y avait un examen d’admission, que j’ai dû réussir, mais je ne m’en souviens pas). Moi qui était toujours première à l’école primaire, je me suis retrouvée dans les soixante pour cent et en deuxième année j’ai même eu un examen de passage en math. Mes parents étaient consternés. Ils avaient d’abord été consternés par mes points de conduite. En effet, à chaque bulletin, j’avais 24 sur 30. Ma mère se demandait ce que je pouvais bien fabriquer. Je n’avais rien à lui expliquer, parce que je n’étais pas plus visible qu’une petite souris. Finalement elle demanda une audience à la préfète qui lui expliqua que 24 sur 30 était un maximum, personne n’obtenant 30 sur 30, une élève à la conduite parfaite n’existant pas.

Le lycée n’avait pas du tout la même allure que maintenant. A l’époque il y avait des arbres dans la cour et pas de grilles aux fenêtres. Il y avait une merveilleuse salle de sciences avec des bancs en gradins et de hautes vitrines qui contenaient des animaux empaillés. Le préau était très grand et était dominé par une galerie qui donnait accès à la salle de musique. Le tout devait être à peu près inchangé depuis les années 1900 mais nous trouvions cela normal.

Liliane était dans la même classe que moi mais je ne m’en souviens pas à l’époque, notre amitié a commencé plus tard. Les choses se sont décantées, les élèves ont été moins nombreuses, des affinités se sont créées, et un jour nous sommes devenues des amies, mordant dans les mêmes pommes, lisant les mêmes livres, nous envoyant des petits mots pendant les vacances (son père avait le téléphone parce qu’il était représentant, mais nous ne l’avions pas et personne à l’époque n’aurait jamais pensé qu’un jour nous pourrions envoyer des “SMS” par “GSM” !) Ses parents étaient très gentils avec moi et je me souviens comme d’hier d’un voyage d’un jour à la mer, en voiture. Il faisait très beau alors que nous étions au début de février et chaque année lorsqu’il y a une semaine de redoux en février je pense à ce jour merveilleux. Je pense que d’avoir gardé cette amitié jusqu’à maintenant, malgré les difficultés de la vie, a été une réussite merveilleuse.

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2 commentaires Répondre

  • Répondre

    Bonjour,

    je suis tombée sur votre article en recherchant des traces de mes ancêtre. Vous y mentionnez le Lycée Royal Arthur Diderich en précisant que vous ne savez qui était ce monsieur. Je peux vous renseigner car il s’agissait de mon arrière grand-père, qui a été bourgemestre de St-Gilles en 1929. Il existe aussi la rue Arthur Diderich, toujours à St-Gilles, bien sûr.
    Voilà qui ne changera pas la face du monde, mais je me suis dit que ce serait sympa de le savoir pour vous.

    Bien à vous,

    Yasmine Diderich.

    • jeannine Répondre

      oui Yasmine, la rue Arthur Diderich à Saint Gilles évoque pour moi une montagne de souvenirs.
      mes parents avaient un atelier de couture au n°12, de 1937 à 1957

      Elle s’appelait avant la guerre la rue Courbe

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