Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Nous vivions dans la cuisine, seule pièce chauffée. Il y avait une cuisinière au charbon dont il fallait enlever les cendres tous les matins, rallumer le feu avec du petit bois, ajouter du charbon dans la juste mesure pour qu’il se mette à brûler et à former de belles braises rouges. Il fallait évidemment surveiller ce feu toute la journée et remettre du charbon à temps. Pour savoir où il en était on soulevait le couvercle rond avec un crochet en métal (à manipuler avec une manique), ce couvercle avait plusieurs cercles qui permettait d’ouvrir la source de chaleur, selon ce qu’on avait à chauffer ou à cuire. Le matin on y mettait la bouilloire à bouillir pour faire le café. Le reste de la journée, la bouilloire était tenue sur le côté de la cuisinière, ce qui donnait toujours de l’eau chaude, en petite quantité évidemment, et la cafetière était reléguée sur la cheminée. C’était une cafetière en émail, comme la bouilloire d’ailleurs. Elle comportait un filtre dans lequel on déposait le café et la chicorée et sur lequel on versait doucement l’eau chaude. Le café passait lentement, répandant une odeur qu’on ne connaît plus maintenant. Bien sûr, chaque fois qu’on faisait du café, il fallait d’abord le moudre dans le moulin en bois que j’ai encore. Ma mère s’asseyait et prenait entre ses genoux le moulin qui contenait les graines de café dans sa partie supérieure en cuivre. Elle tournait vigoureusement avec la manivelle et le café était moulu en poudre qui tombait dans le petit tiroir du bas. Plus tard nous avons pu le faire aussi mais il fallait faire très attention à ce que le petit tiroir ne s’écroule pas par terre avec son précieux contenu.

Depuis qu’avec la fin de la guerre et des restrictions, nous avions à nouveau du café, j’enrageais de devoir boire tous les matins de l’Ovomaltine, c’est-à-dire de la poudre de malt vaguement teintée de chocolat, diluée dans le lait chaud. Comme ma mère faisait bouillir le lait entier et nous le servait bien chaud, en refroidissant il se formait une croûte de crème qui pour elle était essentielle à notre santé. Même en l’écartant avec la cuillère nous finissions toujours par en avoir des morceaux en bouche et ça me dégoûtait. Finalement j’ai obtenu d’elle que pour mes douze ans je ne doive plus boire d’Ovomaltine et que je pourrais boire du café. Ceci me rappelle tout à coup les cuillers d’huile de foie de morue que nous devions avaler aussi. Rien n’était plus infect mais réputé bon pour la santé.

En fait ma mère était dépendante du café. Elle buvait toute la matinée le reste du café du petit déjeuner, froid, à même le bec de la cafetière et puis l’après-midi, le reste du café de 4 h. Le soir le souper était servi avec du café. Je ne sais pas comment elle arrivait à dormir. Probablement assommée de travail.

La cuisinière (nous disions le poêle) se trouvait devant une cheminée, en marbre noir, en biais par rapport à la pièce, sur laquelle il y avait une “garniture de cheminée”, c’est-à-dire une pendule et deux potiches de part et d’autre. Elles étaient en faïence émaillée jaune à motifs marbrés. Mon père remontait la pendule tous les jours, en la mettant à l’heure exacte, indispensable dans son métier. Au-dessus de la cheminée pendait un miroir, dans lequel on ne pouvait s’apercevoir qu’en ayant une taille adulte. Il y avait bien sûr un seau à charbon, qu’il fallait remplir tous les jours à la cave et soulever plusieurs fois par jour pour remettre du charbon dans le poêle . En face de la cuisinière il y avait un évier, bac rectangulaire émaillé dans lequel on déposait aussi bien la passoire avec les légumes à laver, la bassine avec les pommes de terre que la bassine dans laquelle nous nous lavions. Ces bassines étaient en métal émaillé et non en plastique, qui n’existait pas. En dessous de l’évier il y avait une petite armoire qui contenait les dites bassines, le Vim pour récurer les casseroles, le sel de soude pour la vaisselle, le savon Sunlight pour la toilette, l’amidon “Remy” pour amidonner les chemises, la “loque” qu’on mettait devant l’évier pour se laver ainsi que la réserve de papier journal pour l’épluchage . Il y avait aussi le matériel de rasage de mon père qui s’enduisait le menton et les joues avec du savon à barbe appliqué en faisant des ronds avec son blaireau. Ensuite venait le rasoir à lames, appliqué savamment pour ne pas se couper et qu’il rinçait dans la cuvette après chaque application. Le tout était suivi du passage de la pierre d’alun qui devait cicatriser la peau. C’était un spectacle passionnant.

Curieusement, la “loque à poussière” se trouvait derrière une petite porte dans le bas de la cuisinière, devant la réserve de petit bois pour allumer le feu. Elle tenait compagnie au morceau de carton ou la vieille carte postale que ma mère employait en guise de ramassette. A côté de cet évier se trouvait la cuisinière au gaz “Nestor Martin” qui ne servait qu’en été. Elle avait trois becs sur le dessus et un four. Il y avait des trous d’aération entre ce four et l’extérieur de la cuisinière et je me souviens très bien d’y avoir un jour laissé tomber une clé. Je ne sais pas quelle clé, pourquoi elle était en ma possession, ce qu’elle ouvrait, rien. Je sais qu’on n’a pas pu la récupérer et que j’ai souvent entendu parler de cette bêtise.

Curieusement il n’y avait pas de poubelle dans cette pièce, elle était dans la cour et il fallait sortir pour y jeter quelque chose. Il faut dire que mes parents jetaient rarement quelque chose, sauf les épluchures de légumes emballée dans du papier journal. Il n’y avait pas de “sacs poubelle” à l’époque et c’était la poubelle elle-même qu’on sortait dans la rue et que, une fois vidée par les éboueurs (les gens du “bac”), il fallait nettoyer.

Bien entendu nous n’avions pas de “frigo”. Toutes les matières périssables comme le lait et le beurre allaient à la cave et pour la viande et les légumes, il fallait faire les courses quasiment au jour le jour. Nous disions d’ailleurs les “commissions”. Mes parents n’ont installé un “frigo” que bien après mon mariage. Il se trouvait dans le kotje et mon père avait dû percer (sans perceuse) un trou dans le mur pour faire passer un fil électrique depuis la prise de la cuisine. La cuisine n’avait qu’une seule source d’éclairage, une lampe au plafond avec un abat-jour en verre jaspé rose avec des bords qui ondulaient. Cette lampe devait à mon avis nous fournir 25 watts, on l’allumait le plus tard possible et je ne sais pas comment ma mère faisait pour coudre tard le soir comme c’était son habitude. Le kotje n’avait pas de lumière du tout. Depuis ce temps-là je n’ai jamais eu assez de lumière. Plus tard j’ai mis longtemps un lustre au néon dans ma cuisine et depuis que le prix a rendu leur acquisition possible, des lampadaires à halogène partout.

Avec la cuisinière au charbon et l’incessante confection des repas, le papier peint des murs était sale tous les ans. Donc, une fois par an, nous allions rue Blaes acheter du nouveau papier qui ressemblait d’ailleurs étrangement au précédent. Il y avait toujours un fond beige (pas salissant) et des fleurs assez indistinctes. Personne n’avait jamais eu l’idée d’enlever la couche précédente et je me demande combien nos successeurs en ont trouvées. Le papier qui était vraiment en papier et pas en vynile et certainement pas le moins du monde lavable, était vendu avec deux bords d’un cm non imprimés. Il fallait couper l’un de ces bords, l’autre servant de fond au lé suivant. C’était, depuis que nous en étions capables, notre travail à ma soeur et moi. Nous coupions donc des dizaine de mètres de bords qui s’enroulaient au fur et à mesure et notre récompense par après était de nous en faire des perruques ou de nous vautrer dedans. Bien entendu ce plaisir ne durait jamais longtemps, il fallait débarrasser le plancher. Mon père confectionnait la “pappe”, collait les grands lés tandis que ma mère faisait les finitions et quand nous revenions de l’école, ça sentait bon le papier peint propre et tout paraissait plus beau.

La pièce de derrière était la chambre de mes parents. Elle n’était jamais chauffée et comme elle était au-dessus de la cave, il y faisait glacial en hiver. Le matelas du lit était en laine et il fallait le retourner tous les jours, comme le nôtre d’ailleurs. Périodiquement, un artisan venait chercher les matelas, cardait la laine, recousait les matelas et nous les rendait le soir pour dormir. Ils étaient à ce moment-là énormes et on s’enfonçait douillettement dedans. Les draps étaient en métis, mélange de coton et de lin, tissu extrêmement rugueux au départ qui ne s’assouplissait qu’après d’innombrables lessives. Lorsqu’ils étaient usés au milieu, on les coupaient en deux, et piquait ensemble les deux bords non usés (ceux qui avaient servis à border le drap sous le matelas). Il n’y avait pas de draps housses et il fallait tous les jours défaire tout le lit et le refaire en formant bien les angles des draps et couvertures autour du matelas. Mes parents avaient en outre un couvre-lit, confectionné par ma mère, et qui était mis tous les jours. Les couvertures étaient en laine (on en mettait deux en hiver) et les oreillers rembourrés de plumes, enfermées dans un tissu très raide et serré, qu’on n’enlevait jamais. Il y avait donc pour le protéger une sous-taie, en dessous de la taie.

Dans notre enfance, la salle à manger et la chambre des mes parents , où nous n’allions pas souvent, avaient un petit air mystérieux. Le comble du mystère étaient cependant le grenier et la mansarde. Le grenier était presque vide, on y voyait les poutres et le dessous des tuiles du toit. Nous n’y allions que pour accompagner notre mère quand elle allait y pendre le linge. Je pense d’ailleurs que la porte n’était pas fermée à clé. Peut-être les locataires pouvaient-ils aussi y pendre leur linge Par contre, la porte de la mansarde était bel et bien fermée à clé. Y aller était une occupation passionnante, il y avait des coffres, un vieux poêle de Louvain qui ne servait plus, une énorme armoire et d’innombrables boites sur des étagères. Il y avait dans tout ça de vieilles chaussures à hauts talons de la jeunesse de ma mère, de vieux vêtements et surtout beaucoup de restes de tissus. C’est de là que nous avons vu par la lucarne , dont on pouvait soulever le carreau à l’aide d’une tige de fer qui se fixait sur des pointes correspondantes à ses trous, l’incendie du Palais de Justice, bouté par les Allemands avant leur fuite.

Plus accessibles étaient les cuisines-caves. Dans celle de devant il y avait l’atelier que mon père s’était bricolé à l’aide de planches clouées. Il y avait bien entendu des scies, des marteaux, des tenailles, des clous, un serre-joint et un instrument très spécial, en métal, qu’on faisait entrer dans les chaussures pour les ressemeler avec du cuir et des clous. Il y avait aussi le pot de “colle forte”. Ce pot était une petite merveille dont l’extérieur était circulaire et l’intérieur cylindrique. Entre les deux parois il y avait de l’eau qui réchauffait la colle lorsqu’on mettait le pot sur le feu. Bien entendu les tubes de colle plastique n’existait pas et ce pot servait de réparateur miracle. Ca ne marchait pas toujours. Il y avait aussi la réserve de pommes de terre et des claies pour conserver les pommes. Plus tard, mon père s’était réservé un coin pour en faire une chambre noire, toujours à l’aide de planches, mais cette fois doublées de papier noir. Il y développait ses photos et il nous était interdit d’y entrer sans lui, à cause des produits chimiques. C’était un lieu très mystérieux avec une lumière rouge très faible. On y voyait des bacs contenant les produits qui servaient à développer et parfois nous pouvions assister à la naissance d’une photo en la voyant se réaliser petit à petit devant nous. Mon père était un très bon photographe qui avait un grand sens du cadrage et j’ai encore certaines de ses photos en noir et blanc qui sont des merveilles.

Malheureusement pour moi, mes parents, qui conservaient tout, avaient amassé à la cave des magazines, qui à l’époque étaient en noir et blanc, qu’ils recevaient de mon parrain. Il y avait notamment tout un stock de “Patriote illustré” qui montraient toute l’horreur de la découverte des camps de concentration. Il y avait non seulement les photos terrifiantes, mais aussi de longs articles racontant toutes les privations, tortures, “recherches médicales” sans omettre un seul détail. Comme j’avais très vite appris à lire, j’ai tout lu. Ces souvenirs atroces m’ont marquée pour toujours. C’est inracontable et ce qui est pire c’est que j’ai appris, au cours de ma vie, que la torture et les atrocités avaient toujours existé et qu’elles se sont répétées, en Algérie, au Vietnam, au Chili, en Russie, et j’en passe. On ne peut pas dire que j’en aie gardé un grand respect pour la nature humaine.

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4 commentaires Répondre

  • Anne-Marie Répondre

    Suzanne Renders, bonjour Madame, c’est en recherchant ce qui pouvait se dire au sujet de la "rue du Croissant" que j’ai trouvé vos articles. Je suis née en 1938 et ai vzécu au 146, rue du Croissant jusqu’à l’âge de 19 ans. J’ai 3 enfants et 5 petits-enfants. C’est surtout en parlant avec mes petits-enfants ou en comparant inévitablement mon vécu au leur que je suis amenée à faire des réflexions. Je retrouve beaucoup de mon vécu dans ce que vous dites. Un de mes fils m’a accompagnée dernièrement au cinéma MOVY qui subsiste encore tant bien que mal (moment d’émotion ...)J’ai fréquenté l’école des religieuses de la rue Pierre Decoster.J’aimerais éventuellement revoir le 146 où j’ai vécu mais c’est rattaché à un vécu familial pas facile du fait d’une séparation d’avec mes parents pendant la guerre. J’ai quand même de bons souvenirs du PINGUOIN où j’ai acheté des bonbons et où je rêvais de pouvoir me faire enfermer une nuit ... la commerçante disait toujours "qu’est-ce qui faut d’un air revêche. Je vous adresse toute ma sympathie.

  • jeannine Répondre

    merci de décrire si justement tous ces détails que j’ai connu à l’identique .

    J’ai essayé moi aussi de donner un max de détails à mes récits mais vous en révélez encore d’autres tel = la colle forte "

    Chauffée longuement sur la flamme, l’odeur désagréable qui s’en dégageait m’est revenue à l’instant dans le narines

    je continue la lecture avec plaisir Bien à vous Jeannine

    • MartinLaura Répondre

      Bonjour,
      Avec la pertinence et la précision de la description, on a l’impression d’être entièrement dans l’histoire. Les conditions de vie et le confort sont effectivement plus difficiles qu’aujourd’hui, mais rien de plus normal, puisque tout évolue forcément avec le temps. Concernant le chauffage, le monde actuel prône tout ce qui protège l’environnement.

  • ma-sauciere-boen-aimee Répondre

    Née en 1963, je ne suis pas encore d’un âge où l’on pourrait avoir ou la nostalgie du passé, ou le souhait de ne jamais le revivre.

    Il semble pourtant que le confort que nous a apporté la société de consommation est souvent très largement purement superficiel et futilitaire même si pour certains il n’est plus imaginable de vivre sans téléphone, sans GSM, sans TV, sans voiture, sans frigo, avec une seule pièce chauffée et pas de chauffage dans la chambre à coucher, de tous se laver dans la cuisine, d’aller faire les commissions à pied ou à vélo, d’aller au travail en bus,... je peux comme vous, témoigner de ce que, jusqu’au milieu des années 1970 (il y a donc à peine une trentaine d’année), j’ai connu toutes ses réalités et je dois dire que je n’en ai pas du tout souffert, ni n’en suis restée marquée.

    J’aspire au contraire à ce que, à la faveur d’une augmentation du prix du pétrole, du mazout, du gaz et de l’électricité, notre société en revienne à plus de raison dans son modèle de vie et de surconsommation.

    L’époque que vous décrivez à exister, il n’est donc pas impensable qu’elle puisse un jour, d’une manière ou d’une autre, revenir à la faveur d’une décroissance économique salutaire et généralisée.

    Si cela était possible hier, pourquoi ne le serait-ce pas demain ? Le tout est de faire la part entre ce qui constitue un réel progrès ; le frigo, la machine à laver,... et tout ce luxe dont nous avons tous pu nous passer pendant des années sans jamais s’en sentir frustrer la TV, la voiture, le GSM voire le téléphone, le chauffage dans la chambre, le suréclairage dans toutes les pièces,...
    Votre témoignange est la preuce vivante que l’on n’en meurt pas !!!

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