Ce texte fait partie du feuilleton de Suzanne Lire l’ensemble

Mes parents se sont mariés en 1938. Ils n’étaient plus très jeunes quand je suis née le 26 mai 1940, aussi bien accueillie qu’un cheveu dans la soupe. Mes parents avaient en effet déjà connu la guerre de 14-18 et n’attendaient rien de bon de la suite des événements. Ma mère m’a d’ailleurs souvent dit que j’étais le résultat d’une sieste d’été où elle s’était décidée à avoir un bébé pour que sa mère puisse encore en profiter. Le lendemain, elle avait retrouvé la raison et essayé de me faire partir avec le vieux système du lavement vaginal à l’eau vinaigrée. J’ai parfaitement supporté le traitement et neuf mois plus tard j’étais là. C’était l’exode et s’ils ne sont pas partis c’était à cause de la grossesse de ma mère. Le choix de mon prénom a été dicté par ma mère qui était une admiratrice de Suzanne Langlen, une joueuse de tennis connue à l’époque. Mon père aurait préféré Micheline, mais ma mère trouvait que cela faisait penser à une locomotive. Je pense qu’il n’y a plus grand’monde aujourd’hui qui sache ce dont il s’agit. En fait le Larousse me dit “de Michelin, nom de l’inventeur - voiture de chemin de fer automotrice, montée sur pneumatiques et servant autrefois au transport des voyageurs”. Quoiqu’on ne m’aie jamais dit quel prénom j’aurais eu si j’avait été un garçon, je suppose que ç’aurait été François-Xavier, comme mon grand’père. Françoise est d’ailleurs mon deuxième prénom. C’est curieux mais je suppose que cela faisait partie de la déception. En effet, tout le monde était persuadé que je serais un garçon et mon parrain, parti en exode, écrit à sa soeur et parle sans équivoque de son “filleul”. Un malheur ne venant jamais seul, j’étais un gros bébé de 4 kg 100 , doté d’une voix braillarde et d’un épouvantable caractère. Mon père m’appelait d’ailleurs souvent “kreft” ce qui veut dire hargneux en bruxellois, ou alors “ettefretter” (ronge-coeur). Lorsque ma mère s’est retrouvée enceinte une seconde fois en 1941, elle était terrorisée à l’idée d’avoir deux monstres de ce genre. Mais lorsqu’elle est née, en janvier 1942, le pire hiver de la guerre, ma soeur avait dû sentir qu’elle avait intérêt à se faire bien voir. C’était un bébé charmant, gentil, qui ne pleurait pas et qui pour mon plus grand bonheur m’admirait éperdument. J’étais la grande soeur (de vingt mois !) et il me semble en avoir toujours été consciente. Je l’aimais et je la protégeais et s’il y a eu des tiraillements et des jalousies entre nous ce n’a été qu’à partir de l’adolescence. Je voulais tout le temps la voir dans son berceau et ma grand’mère et marraine , me soulevait et me la montrait. Ma mère m’a parfois dit qu’il était bien possible que je soie la cause de l’obstruction intestinale dont ma grand’mère est morte. Parfois elle se reprenait et disait que ce devait être l’amaigrissement causé par le manque de nourriture. Mais cette cruauté, involontaire, était due à l’intense chagrin qu’elle a eu de perdre sa mère si précieuse, le 15 février 1942, surtout au fait qu’après l’avoir veillée jour et nuit , après une opération tentée trop tard, elle s’était endormie pendant qu’elle mourait. Elle me racontait souvent comment le médecin, imbécile ou incompétent, lui faisait faire des lavements à sa mère, inutiles bien entendus. D’après ce que j’ai su plus tard, mourir d’une occlusion intestinale n’est pas une mort paisible et que cette horreur soit arrivée alors qu’elle avait deux bébés, plus de charbon, plus rien à manger, a dû être atroce. Je me souviens la voir pleurer à chaudes larmes sur la tombe de ma grand’mère, alors que j’étais toute petite. Je ne comprenais rien bien sûr, mais cette mort a plané sur toute mon enfance.

Mais la vie a continué et on a baptisé ma soeur : Christiane, Emilienne, Jeanne. Christiane parce que c’était dans l’air du temps, Emilienne, parce que c’était sa marraine, femme du frère de ma mère et Jeanne, pour son parrain, mari de la soeur de mon père. C’était le 8 mars 1942 et mon parrain s’est cassé la jambe en glissant sur le verglas des marches de l’église St Antoine. J’ai souvent entendu le récit du repas de baptême. Mon père avait méticuleusement démonté le moulin à café et réussi à retirer la moindre poussière de café qui mélangé à l’ersatz habituel évoquait des souvenirs lointains, tandis que ma mère, sûrement à l’aide de son frère qui avait assez d’argent pour acheter de temps en temps quelque chose au marché noir, avait réussi à faire un cramique, pour lequel il fallait bien entendu des oeufs, du beurre, de la farine et des raisins secs. Tout le monde avait trouvé le baptême extraordinaire.

Je sais bien que bien d’autres ont bien plus souffert que nous de la guerre. Mon père n’était pas prisonnier ni travailleur forcé en Allemagne (on m’a dit d’ailleurs au Musée du Tram, lorsque j’ai demandé à consulter le dossier de mon père, que la Compagnie créait même des emplois inutiles pour protéger ceux qui auraient dû partir), nous n’étions pas juifs, nous avions un toit au-dessus de la tête. Nous n’avons été ni des héros ni des résistants mais ces années ont marqué ma vie. J’ai su bien plus tard que mon père avait assisté aux rafles de 1942 où les Allemands faisaient sortir tous les Juifs qui habitaient rue de Mérode. Il criaient “Raus” en les faisant monter dans des camions. Il avait vu ça en allant prendre son service. Trois ans plus tard, il a vu les rares survivants , dont une petite fille si émaciée qu’elle avait l’air transparente. Il y avait quelque chose dans l’air du temps que nous ne comprenions pas ma soeur et moi, mais qui faisait que la vie était difficile et nous en étions tout à fait conscientes. Je me souviens très bien du jour où mon père est rentré dans la cuisine, le menton ensanglanté parce qu’il s’était jeté dans le fossé avec son vélo, en voyant de loin une patrouille qui cherchait les “smokkeleirs” alors qu’il était à la campagne pour acheter des pommes de terre et des oignons dans les fermes. C’était à peu près notre seule nourriture, avec les harengs qui arrivaient de temps en temps et pour lesquels il fallait faire une file interminable. Un jour ma mère avait reçu, dans un colis de nourriture venant de la compagnie du tram, un chou-fleur tellement infesté de bêtes, que la mort dans l’âme, elle avait dû le jeter. Au plus elle nettoyait, au plus il en sortait. Elle racontait souvent qu’un jour elle était partie faire la file pour du pain, justement à la boulangerie Marlière. Nous avions été laissées seules ma soeur et moi et c’est une voisine qui est venue prévenir ma mère que nous étions en train de pleurer à tue-tête dans le couloir parce que nous avions peur. Je nous vois encore parfaitement assises sur la première marche de l’escalier et ma mère rentrant, pas contente du tout.

Il fallait déployer le maximum d’ingéniosité pour s’en sortir. J’avais un manteau parce ma mère s’était souvenue que des morceaux d’un ancien manteau usé avait servi à fourrer une courte-pointe de lit. La courte-pointe défaite et les meilleurs morceaux rassemblés, j’avais un très joli manteau. Ma mère m’a raconté qu’elle avait mis une petite carte à la fenêtre sur la rue, pour mettre en vente une petite veste de bébé en laine tricotée. Elle était devenue trop petite même pour ma soeur. Elle avait été tellement lavée qu’elle était toute feutrée. La veste a été vendue dans l’heure. Mon père, lui, avait eu la présence d’esprit, juste avant l’arrivée des Allemands, de remarquer dans une vitrine un étalage fait d’une pyramide de boites de lait concentré sucré. Il était entré et avait tout acheté. C’est ce qui m’a permis de peser vingt kilos à vingt mois. Mon parrain, qui venait tous les dimanches, arrivait souvent avec une merveille achetée à prix d’or à la rue des Radis. Un oeuf, une orange, dont je suis sûre que sa femme ne savait rien.

Pendant ce temps-là, mon autre grand’mère, la mère de mon père, avait été placée à l’hospice Pacheco. Elle y est morte en 1944, à 81 ans, sans soulever la moindre émotion. Ma mère me racontait qu’elle venait une fois par semaine à la maison, qu’elle était bête à manger du foin, refusait de manger des bananes parce qu’elle ne connaissait pas ça, et s’obstinait à appeler ma mère “Madame”. Je pense que tout le monde a été content d’être débarrassé d’elle, d’autant plus qu’à l’hospice Pacheco les pensionnaires étaient censés fournir leur propre charbon ! Je ne sais rien de plus d’elle. Elle n’avait pas l’air de compter beaucoup pour mon père qui se rappelait parfois qu’il lui tétait encore le sein alors qu’il était assez grand pour s’en souvenir, il lui avait trouvé un substitut en sa belle-mère qu’il adorait.

Je me suis donc passée de grand’mère et de marraine puisque ma grand’mère maternelle était ma marraine. Notre famille était très réduite, il y avait mon parrain que nous voyions tout les dimanches, sa femme que nous voyions dans les grandes occasions , la soeur de mon père, son mari et son fils. Mon père était le parrain de ce fils, qui s’appelait Georges. Il avait seize ans de plus que moi et me fascinait parce qu’il lui manquait un doigt à la main droite, doigt qui avait été sectionné par un shrapnel lors de l’exode. A part eux, il y avait une tante de ma mère, dont j’ai oublié le nom et ses deux filles dont l’une était rousse, véritablement rousse avec des yeux verts, des cils presqu’inexistants tellement ils étaient pâles et la peau couverte de taches de rousseur. A l’époque c’était une véritable malédiction et elle n’avait d’ailleurs jamais trouvé de mari. Il y avait aussi une cousine de ma mère, appelée Wis, j’ignore quel était son véritable prénom, dont le mari était marchand de charbon rue de Bordeaux. Ce mari était une brute épaisse qui, lorsque sa femme s’était retrouvée dépressive à la quarantaine (on disait à l’époque “neurasthénique”) avait suivi les conseils du médecin de famille et lui avait fait un deuxième enfant. Le hic c’était que leur unique fille, Henriette, avait déjà vingt ans et que la pauvre cousine Wis était horriblement gênée de cette grossesse tardive. Une autre fille naquit, prénommée Simone qui, plus tard, lorsque j’étais une petite fille, devint une aguicheuse avec tous les hommes y compris son beau-frère et y compris mon père. Ma mère pris très mal la chose et les relations avec cette famille prirent fin. C’était dommage, j’aimais bien la cousine Wis. Nous allions quelque fois chez elle et elle nous distribuait des trésors de fariboles (vieux colifichets, vieilles plumes d’autruche, parasols sans tissu, dont nous faisions nos délices en jouant dans la cour). Un jour, bien après la guerre, ma mère avait trouvé dans ce fatras, tout un paquet de tickets d’alimentation, périmés bien sûrs, dont la cousine n’avait même pas eu besoin, assise sur son tas de charbon.

Notre vie était donc quasiment bornée, du moins jusqu’à mes trois ans, à la rue du Croissant. Pendant la guerre la chambre de mes parents était dans la pièce de devant . Je me souviens très bien de cette chambre avec les deux lits cage de chaque côté de le cheminée. J’adorais mon père et je n’arrivais jamais vraiment à m’endormir avant qu’il ne se couche, ce qui rendait ma mère furieuse. Après le débarquement, quand les Américains ont commencé à bombarder tous les endroits stratégiques, mon père avait fixé une porte à des charnières entre le bord de la fenêtre et mon lit, de façon à éviter les éclats de verre si la vitre éclatait. Dans la journée, dès que nous entendions les sirènes, nous plongions en-dessous de la table de cuisine, toujours pour éviter les éclats de verre. Le jour où les Américains ont entrepris de bombarder le pont de Luttre qui était au moins à 2 km à vol d’oiseau, mon père qui passait en tram dans le quartier, a tout laissé là, a couru chez nous et nous a tous emmenés dans la cave à charbon. Je le vois encore, avec sa grande capote volant autour de lui, pousser tout le monde vers l’escalier de la cave, emportant par la même occasion et Dieu seul sait pourquoi, la manne à linge qui se trouvait là, prête à aller dans la cour. Les bombardements des Américains étaient à ce point approximatifs, qu’ils terrorisaient tout le monde. Ils étaient d’ailleurs aussi dangereux sur terre que dans les airs. Mon père parlait souvent des Noirs qui conduisaient les camions comme des fous. Il avait d’ailleurs eu un accrochage entre un de ces camions et son tram, dans une rue de St Josse qui descendait très fort et où le tram ne passe plus. Apparemment il n’y avait pas eu de blessés mais mon père n’appréciait pas du tout. Je ne rendais évidemment pas compte du pourquoi et du comment de tous ces événements, je sais seulement que l’atmosphère avait changé. Nous mangions des choses bizarres, comme des omelettes faites à partir d’oeufs en poudre. Ce n’était pas bon. J’ai par contre toujours gardé la nostalgie du corned-beef. J’ai essayé d’en manger depuis mais ce n’était pas la même chose.

Nous étions dans la forêt de Soignes quand Bruxelles a été libérée et nous avons dû revenir à pied, tout s’étant arrêté. La forêt de Soignes était notre refuge, aux jours de congé de mon père, une fois par semaine. Il n’avait congé le dimanche qu’une semaine sur six. Ce jour là était généralement consacré aux visites à la famille. Les autres semaines, chaque fois qu’il faisait beau nous y allions, emportant LE sac qui contenait la gourde en aluminium remplie d’eau, les tartines et les prunes. Nous y étions quasiment seuls et nous jouions aux indiens. Mon père nous faisait des arcs avec des branches et de la ficelle, et nous lancions des flèches dans tous les coins pendant que ma mère tricotait. Nous coupions des fougères pour faire un camp et au moment où tout se passait pour le mieux, mon père avait des fourmis dans les jambes et disait :”gonewe ne toureke doon ?” (Allons-nous faire un tour ?) Ma soeur et moi n’en avions pas tellement envie mais découvrir la forêt était toujours un plaisir. Il n’y avait pas de voitures, pas de transistors, notre bout du monde était au terminus du tram 44.

L’ECOLE MATERNELLE

A partir de trois ans je suis allée au jardin d’enfants. A l’époque les Allemands ou l’administration belge qui leur était soumise, voulaient que tous les enfants parlant flamand aillent à l’école flamande. C’était tout à fait contre l’opinion de mes parents qui, s’ils parlaient bruxellois entre eux, ne lisaient jamais qu’en français, et pensait que l’éducation scolaire devait se faire en français. Ils se sont mis à nous parler uniquement en français et, en un rien de temps, l’habitude s’est installée. Ma soeur et moi parlions le français entre nous et avec les parents mais nous avons toujours compris ce qu’ils se disaient entre eux et jusqu’à la fin de ma carrière professionnelle à l’Etat, j’ai toujours compris ce que mes collègues flamands racontaient entre eux ou dans les réunions, alors qu’ils pensaient que j’étais francophone et que je ne comprendrais rien. Ca m’a été bien utile.
J’allais au jardin d’enfants de l’école communale de la rue de Fierlant. J’ai le souvenir d’une grande cour de récréation où les institutrices bavardaient entre elles, assises sur des bancs, pendant que les enfants faisaient les quatre cent coups. Un jour ma soeur est tombée en butant sur une des dalles de la cour et s’est ouvert le front. On lui a mis un pansement et donné la consigne à ma mère de ne toucher à rien. Finalement ma mère a quand même enlevé le pansement et constaté que la plaie n’était pas belle. Elle a été chez le médecin qui a dit qu’on aurait dû faire des points de suture. Ma soeur a eu une cicatrice au milieu du front toute sa vie. J’avais pour ma part une réputation flatteuse de savoir bien dessiner mais je me rappelle surtout mon petit copain Robert, qui explorait le dessous de ma jupe.

Ma mère faisait le trajet quatre fois par jour, nous faisait un dîner à midi, un goûter à quatre heures et le repas de mon père au moment où son service le lui permettait. Entre-temps elle faisait la vaisselle, la lessive, le nettoyage, et beaucoup de couture.

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2 commentaires Répondre

  • MartinLaura Répondre

    Bonjour,
    En lisant ce post, je me suis sentie particulièrement apeurée en lisant le passage sur les éclats de vitre ! Que des souffrances émotionnels et psychologiques en temps de guerre !

  • Pierre Répondre

    Bonjour,... juste cette courte incursion pour vous communiquer l’existence d’un projet "magusine" qui met en ligne des témoignages de la vie durant la 2è guerre mondiale, ici à Oostende et Grande Synthe (France)...

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