O grands-parents mes frères - et mes sœurs -, qui jamais sans un serrement de cœur ne voyez s’approcher la date des vacances, et la perspective d’avoir bientôt à héberger l’un ou l’autre descendant de votre propre progéniture, laissez-moi vous assurer de toute ma sympathie. Votre sort est le mien. Jugez plutôt.
Nous avions mon épouse et moi, dans la chambre d’amis, un lit qui jusqu’à ces derniers jours nous donnait toute satisfaction. Je dis « avions » et « donnait » car il nous faut hélas à présent en parler au passé.
Il sortait tout droit des ateliers de Monsieur Ikea - pourquoi ne dirais-je pas Monsieur Ikea, ne dit-on pas Monsieur Dutroux -, l’homme le plus riche du monde nous apprend-t-on. Nous ne regrettions pas avoir contribué à bâtir son empire car le meuble était plaisant dans sa simplicité. Il s’agissait d’un lit double de bois clair, dont le cadre supportait deux sommiers Lattoflex à tête articulée. Un bon lit donc, si pas d’une solidité à toute épreuve comme la suite nous l’apprendra, mais qui a dit qu’un lit se devait de traverser toute épreuve ?
Durant des années il nous avait fidèlement servi. Il avait accueilli parents, amis, enfants même sans rechigner. J’irai jusqu’à vous confier, mais vous ne le répéterez pas, qu’il nous arrivait parfois, ma femme et moi, d’y passer l’une ou l’autre nuit, question de changer d’air et de réveiller des ardeurs languissantes.
Or donc, nous eûmes récemment à loger deux représentantes de la génération montante, les familles décomposées ayant souvent du mal, particulièrement lors des vacances, à caser ce qui reste de leurs anciennes composantes. Et la dite génération fut cette fois à ce point montante qu’elle n’hésita pas, l’ennui sans doute aidant, à monter sur ce cher lit, le sien pour quelques jours, pour en faire un agréable trampoline.
Monsieur Ikea n’avait pas prévu pareil usage pour ses lits, il eût moins rapidement fait fortune. La barre en bois qui supportait médianement et longitudinalement les deux sommiers, bien que pourvue d’un pied secourable, soumise à tel régime renonça, lâcha prise, et les sommiers s’effondrèrent.
Nous fûmes avertis du malheur par une missive aux caractères polychromes, à l’orthographe incertaine, mais agrémentée çà et là de petits cœurs. Je ne résiste pas, après corrections, à vous en livrer la teneur :

« Pour Nanny.
On a cassé le lit. Désolées Nanny ( si on peut encore t’appeler comme ça). S’cuse, pardon à l’infini.
P.S. Pour Nanny. Pas Daddy ! »

Daddy c’est moi, comme vous l’aurez deviné. Il reste à savoir si l’autorité patriarcale fut ici redoutée, ou tenue au contraire pour quantité négligeable.
Nous donnâmes de la voix comme bien vous pensez, rappelant que cent fois déjà nous avions interdit de sauter sur les fauteuils, les canapés, et bien sûr les lits.
Le père ayant, le soir, joint ses admonestations aux nôtres, et nous ayant aidé, le cadre restant en place, à carrément déposer les sommiers sur la moquette, nous considérâmes que l’incident était clos. Un sommier ne saurait plus bas descendre qu’une moquette et nous ne désespérions pas plus tard réparer les dégâts. Que pouvait-il arriver de pire ?
Je suis au regret de vous apprendre que le pire arriva.
Le soir même du premier désastre un craquement avait retenti aux étages, mais nous n’y avions pas trop prêté attention, absorbés que nous étions devant la télé par les soucis de notre deuxième roi face à la perfide Albion. Bien nous en avait pris car mieux valait passer la nuit dans l’ignorance de ce qui nous attendait. Le lendemain, une troisième représentante de la même génération, venue saluer ses cousines, nous fut déléguée pour nous faire part de ce que la situation s’était encore dégradée. Rendus sur les lieux le cœur battant, les bras nous tombèrent tant affligeant était en effet le spectacle.
C’était au tour du pied du lit cette fois de gésir - oui on dit gésir - sur la moquette, séparé qu’il était, que dis-je séparé, arraché, des longerons qui le tenaient debout, et ce en dépit des tenons, mortaises et autres tire-fond.
Il nous fut impossible d’obtenir une version cohérente et plausible des circonstances du saccage. J’ai cru entendre qu’au moment de s’endormir, afin de s’assurer un sommeil réparateur, on avait accompagné un bâillement d’un « léger étirement. »
Je dis bien « cru entendre » car, entre deux « c’est trop cool », le débit de la génération montante n’est plus accessible à mes neurones et leurs prolongements acoustiques, lesquels furent en leur temps configurés et exercés aux accents de Ma cabane au Canada. ( Tiens, par parenthèse, la cabane au Canada, voilà qui résisterait peut-être aux assauts de ces sauvages.)
Je signale au passage que l’auteure des méfaits - on dit auteure maintenant n’est-ce pas, comme on dit écrivaine -, que l’auteure donc, âgée d’une douzaine d’années, fut distinguée par les psychopédagogues, qui lui attribuèrent un Q.I. paraît-il pharamineux de 126. Au point qu’à l’école primaire on lui fit sauter une année. L’année sans doute où l’on enseigne les bonnes manières. Je remercie chaque jour le ciel qu’on ne lui ait pas trouvé 136 : j’en serais à louer un containeur à chacun de ses séjours pour évacuer les décombres laissés sur son passage.
Comme disait ma grand’mère, qui connaissait la vie : « Les enfants ça n’est que d’la misère. »

5 commentaires Répondre

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    Clodomir,Maritchu et Yaël me rassurent. Je n’étais pas sans appréhensions :que vont penser les grand-mères aimantes, ne vont-elles pas me prendre pour un aïeul dénaturé, un sans entrailles ? Cette histoire étonnante mais authentique ne fut pour moi que l’occasion de constater une fois de plus que le réalité peut dépasser la fiction, et de m’en délecter. Ceux qui voudraient recevoir une autre échantillon de ma collection des Réalités-qui-dépassent-la-fiction peuvent me le demander au roja.gillet brutele.be. Je leur parlerai de la rubrique érotique du moniteur de la petite annonce qui a pour titre VLAN.

    • Philippe Répondre

      Nouvel essai de réponse à une réponse afin de vérifier l’affichage dans les dernieres interventions forum. Précédement, la réponse à une réponse ne s’affichait pas

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    J’ai beaucoup ri à la lecture de ton texte !
    Les trempolines que nous avons tous testés et que la saveur particulière d’une rupture de sommier nous rendit encore plus diablotin restent des moments inoubliables... Tant pis pour l’oeuvre de Monsieur Ikea et vive les souvenirs que cette jeune fille de 12 ans racontera à ses petits enfants quand elle ramassera elle-même les morceaux de son bon vieux lit un jour de vacances... 😉

    * Yaël *
    Animatrice Magusine

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    transfert du message du 17 novembre 2005 à 14h47min / maritchu

    Réponse à l’article Ces chers petits ... par Robert G.

    Merci Robert pour ton talent. Je suis toujours pressée de te lire, car ton style enjolive si bien tous les petits aléas de la vie, y compris l’attitude peu comcpatissante de nos chers petits devant nos angoisses et nos stupeurs. Comment réagis-tu lorsqu’ils ont utilisé ton ordinateur avec adsl pour se rincer l’oeil ou manipulé la commande à distance avec tant de frénésie qu’elle a renoncé définitivement à te donner le son ! Heureusement, ils en savent plus que nous sur beaucoup de choses et se montrent parfois bien utiles pour nous en enseigner les ficelles ou réparer nos instruments barbares, comme un GSM tombé dans la cuvette du WC ! Amitiés, maritchu

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    transfert du message du 16 novembre 2005 à 17h37min / clodomir

    Réponse à l’article Ces chers petits ... par Robert G.

    bravo pour cet article plein d’humour sans la mièvrerie qui est d’usage, quand on parle des petits enfants ; comme disait une de mes amies :" on est contents de les voir arriver mais on est tout aussi contents de les voir partir"

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