Extrait de "Nous racontons notre vie" 2022-23

Enfance et adolescence

Je suis née en 1950 en Sicile, à Palerme, où j’ai eu une enfance très heureuse avec mes parents et mon frère. Mon père avait un atelier de tailleur dans lequel uniquement des hommes travaillaient. Ma mère ne pouvait pas travailler avec eux, mais moi, j’étais admise, car j’étais la fille du patron.

Mais il y avait des problèmes de mafia, des gens venaient proposer une protection contre de l’argent. Il y a eu ensuite des menaces et nous sommes partis en France, en 1957. Comme on avait de la famille à Paris, le frère de ma mère, on est allé là-bas. Mon père est parti en premier pour trouver du travail. Il s’est fait exploiter.

Ma mère, qui était restée avec nous à Palerme, pendant ce temps-là, a pris une décision importante, sans en parler à mon père. Elle a vendu tous les meubles et résilié son contrat de location. Elle a pris mon petit frère et moi, et nous sommes partis pour Paris. Le jour où on est venu chercher nos meubles, mon cœur s’est serré et je me suis dit : « Maman a fait une grosse bêtise ». J’avais 7 ans et demi.

Nous sommes arrivés à Paris un dimanche d’octobre. C’était une journée ensoleillée. Nous avons pris un taxi de la gare de Lyon jusque chez mon oncle. Il habitait un quartier populaire. Quand mon père a ouvert la porte et vu ma mère, ça a été le choc. Ma mère voulait lui faire cette surprise. Mais ce n’était pas le projet de mon père, car il comptait revenir en Sicile. Mon oncle et sa femme étaient au marché ce matin-là. Et à leur retour, ils trouvent une famille ! On s’est retrouvé à 6 dans un logement de 50 m². L’appartement était petit et pas adapté. Sans salle de bain et avec des WC sur le palier. Nous y sommes restés 4 mois, c’était une horreur.

Pourquoi ma mère a-t-elle pris cette décision ? Après le départ de mon père vers Paris, ma mère s’est retrouvée dans l’appartement à diriger l’atelier de couture, seule parmi des ouvriers hommes. Les frères de mon père venaient tous les jours la contrôler pour vérifier qu’elle se tenait bien. Il fallait qu’ils protègent l’honneur de la famille. Elle n’était pas libre.

Mon père

Mon père était quelqu’un de très doux. J’étais sa préférée.

Aujourd’hui je me dis que mon père, pour un sicilien, était quelqu’un de très évolué, très moderne, car il disait que sa fille devait faire des études. Ce n’était pas dans la mentalité sicilienne, à l’époque. Mon père a été très présent, il s’occupait de l’éducation des enfants, prenait des décisions pour l’école. Non pas pour être chef mais parce que ma mère avait décidé d’être une femme qui suit. Elle pensait que c’était son rôle de rejoindre son mari dans tout.

À mes 12-13 ans, quand on était déjà en France, ma mère a été longtemps malade, elle a dû être hospitalisée. On n’a pas eu d’aide-ménagère de l’État français, car il y avait une fille à la maison, moi ! Je suis en colère contre la France pour cela. Quand ma mère est sortie de l’hôpital, elle voulait que je continue à faire tout toute seule, alors que moi j’avais appris à mes frères à m’aider dans les tâches ménagères. J’ai dû me battre contre cela.

À un moment donné de ma scolarité, j’ai dit à mon père que je voulais arrêter l’école. Il m’a donné son accord à condition de terminer mon année scolaire. Pendant les grandes vacances, il m’a fait travailler un mois dans un bureau. Ensuite, il m’a dit : « Tu continues ? », j’ai répondu : « Non, je reprends l’école ».

Entre ici et là-bas

A notre arrivée à Paris, cela s’est mal passé : on a été mal accueillis, on était considérés comme « les immigrés », "les sales ritals ». Ça a été difficile, mais on s’est adapté.

A l’école, cela a été facile d’apprendre la langue, car ma mère parlait déjà français. Je me suis bien adaptée à la culture française. Plus tard à l’école, j’ai voulu changer d’orientation et aller vers les langues. C’est pour cela que je suis partie en Angleterre comme fille au pair. J’y suis restée 2 ans et j’ai rencontré mon mari, un Allemand. Je l’ai suivi dans son pays. L’allemand que j’avais appris à l’école était différent de celui qu’on parlait vraiment en ville. Il m’a fallu un an pour apprendre à m’exprimer dans cette langue et après 2 ans, je parlais couramment l’allemand.

Ce qui a été formidable pour moi, c’est que j’avais une culture italienne enrichie par la culture française, anglaise et allemande. Je regarde les choses avec distance. Mais tout ça fait quelqu’un qui n’a plus de racines. Je suis qui ? C’est une richesse, mais aussi parfois une souffrance. Je suis contente d’être en Belgique, c’est ailleurs et Bruxelles est multiculturelle. J’aime les particularités de la langue belge. Je ne me suis jamais sentie rejetée, au contraire.

J’habite Saint-Josse et je me sens bien dans mon quartier mais je trouve dommage qu’il y ait peu de contacts entre les communautés.

Ce en quoi je crois

Je suis née dans une famille italienne qui ne croyait pas, mais qui m’a fait faire les sacrements religieux : le baptême, la première communion. Sans doute pour être en paix avec ce qu’il convenait de faire dans la communauté italienne.

Arrivée en France, je suis allée dans une école publique. J’ai suivi le catéchisme, mais je ne le comprenais pas. J’ai fait ma confirmation, mais j’ai été déçue, car j’ai dû mettre une aube et pas la belle robe blanche qu’on mettait autrefois et qui ressemblait à une robe de mariée ! Je trouvais les messes ennuyeuses. Mes parents n’y allaient pas, mais ils nous y envoyaient. Peut-être pour avoir un moment à eux.

Je partage le dogme anarchiste : ni Dieu ni maître. J’ai ma morale, ma conscience. Je n’ai rien transmis de religieux à mes enfants. Je me suis mariée à la mairie, sans fête. Ce qui me donne la force de surmonter les difficultés ? Mes enfants. Je les ai mis au monde et je me sens le devoir de les protéger.

Je crois en l’humanité et en ses valeurs. Après la mort, je crois qu’il n’y a plus rien. Quand je serai morte, j’aimerais être enterrée dans le jardin d’un de mes enfants. Pour que mes proches aient un endroit où venir me rendre visite. Ma petite-fille me raconterait ses histoires, ce qu’elle vit…

Les événements dont je suis témoin

Ce qui a le plus changé au cours de ma vie ? Les transformations technologiques. Je trouve que la numérisation a changé les rapports humains. Le point positif, c’est qu’on communique avec les personnes éloignées. À l’âge de 16 ans, mon fils a passé un an en Australie. J’ai pu communiquer régulièrement avec lui. Il me racontait sa vie au quotidien. Et ainsi je n’ai pas ressenti la distance et l’éloignement. Le point négatif est qu’on est constamment dérangé par cette technologie. On doit répondre à des mails, à des messages, on doit faire attention aux virus. C’est angoissant, surtout lorsqu’on est plus âgé.

Un changement excitant ? Le mouvement Me To a complètement changé la place des femmes dans la société. Les femmes ont libéré la parole, elles parlent plus facilement des abus subis au quotidien, et c’est une arme contre les hommes. Je ne suis pas contre les hommes, mais contre un certain type de comportements masculins nocifs. Je pense que les femmes doivent réagir et non subir comme nos mères. Les femmes doivent comprendre qu’elles ne sont pas coupables, mais que certains hommes sont malveillants. Mon espoir est de réussir à avoir plus d’égalité entre les hommes et les femmes.

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