Ce soir-là ma partenaire de danse a deux nouvelles.
La bonne : elle est promue à un poste important.
La mauvaise : La firme exige des ses cadres qu’ils habitent à proximité du siège, Arlon en l’occurrence.
Finis les cours de danse de salon à Bruxelles.
Désappointé je la félicite pourtant et lui souhaite beaucoup de succès.

A quelques temps de là, la prof de danse me présente une jeune et jolie Flamande. Anja est débutante en danses de salon mais a une solide expérience en jazzdance. Très rapidement elle rend possible notre inscription à mon ancien niveau.

Nous avions l’habitude, comme d’autres participants, de boire un verre ou un café avant le cours. Divorcée et mère de trois enfants, elle me fait part du souci qu’elle se fait pour sa cadette ; celle-ci obtient des résultats brillants pour tous les cours, sauf pour le français. Je lui propose mon aide et bientôt nous démarrons les cours particuliers. Charlotte ne m’aime pas : elle pense que je suis l’amant de sa mère et que je veux remplacer son père qui pourtant les a quittés. Intelligente, elle assimile rapidement les rouages de la langue de Voltaire et mon aide n’est bientôt plus nécessaire.

Un soir je remarque des hésitations et des retards dans les voltes d’Anja. Au vestiaire où nous nous rechaussions pour la ville, je profite du fait qu’une condisciple l’accapare pour examiner ses chaussures de danse : elles sont usées et les semelles sont trouées par endroits.

Je note la pointure et me rends chez Preiser le lendemain ; la vendeuse me vante les mérites de sa meilleure paire de chaussures de danse, elle-même est danseuse et aimerait pouvoir se permettre cette petite merveille. Je me laisse convaincre et les offre à Anja avant le cours suivant. Elle me regarde tristement : depuis quelques temps elle n’arrive plus à concilier le temps requis par l’éducation de trois ados, le travail supplémentaire qu’elle ramène à la maison et les cours et entraînements de danse ; elle avait remarqué l’usure de ses chaussures mais comptait me demander d’arrêter de suivre les cours ensemble. Elle me propose de les ramener au magasin, je refuse pour le cas où elle changerait d’avis.

Le tourbillon de la vie nous happe, nos rencontres s’espacent pour cesser définitivement.

Un jour où je me promène du côté de la place Saint-Géry je rencontre une ancienne du cours, copine de Anja. Elle m’apprend le décès de cette dernière, morte des suites d’une hépatite fulgurante. La douleur que me fait cette nouvelle me révèle que j’ai été amoureux d’Anja. Je comprends mieux ses regards tendres lors de certaines combinaisons.

Quelques années plus tard je suis invité par mon ancienne école à assister à une compétition de danse. Assis dans le public je contemple la piste où Anja et moi avions connu des moments heureux. Un couple d’une grande beauté domine tous les autres par sa grâce et sa technique ; il remporte le concours haut la main.

Le spectacle terminé, je me lève comme tout le monde lorsque je vois la danseuse se diriger vers moi, elle s’accroupit, défait ses chaussures et me tend les Preiser en disant dans un français impeccable et dénué de tout accent : « Si j’ai triomphé ce soir, je le dois en grande partie à ton ancien cadeau ».

Je prends Charlotte dans mes bras et la serre très fort.
De là-haut Anja avait réussi à consoler son ancien amoureux et à le réconcilier avec sa fille.
Quand on y pense, la vie est belle et vaut d’être vécue.

1 commentaire Répondre

  • JeannineK Répondre

    les chaussures de danse
    Quel beau récit, belle histoire !
    merci , votre texte m’a provoqué une grande émotion.
    l
    Les hasards de la vie sont étonnants et parfois délicieux.

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