Eric a vingt et un an. Ses parents sont en relations avec les miens.

  Notre fils cherche une partenaire pour aller au bal s de l’Ecole Royale Militaire, leur disent-ils.

Je sors d’une aventure amoureuse traumatisante, mes parents espèrent me changer les idées.

J’accepte la proposition. Le garçon me téléphone et une première rencontre est fixée devant le cinéma Arenberg. Je sais qu’il est grand, blond, qu’il a vingt et un ans. Un peu gênés tous deux nous brisons la glace. Eric est sympathique, apparemment calme et bien éduqué. Il m’explique qu’il fait des études de polytechnique en tant qu’élève officier à l’Ecole Royale Militaire. Je suis donc invitée au grand bal annuel. Il m’indique en quelques mots comment cela se passe et me certifie que je serai ravie. Je me prépare fébrilement à cette soirée mythique. Quelques jours plus tard il vient me chercher en voiture chez mes parents. Je le trouve beau dans son bel uniforme d’officier. Je suis gracieuse dans une ravissante robe de bal, prête pour une soirée exceptionnelle.

L’entrée du bâtiment est parée d’un tapis rouge et de magnifiques bouquets de fleurs. Eric me guide vers la salle principale où se pressent des jeunes couples qui rivalisent d’élégance. Je découvre avec ravissement une société différente de la mienne. Je suis présentée à ses camarades de promotion, en particulier à son grand ami Jean qui lui fait compliment :

 Tu as amené une charmante jeune fille, lui dit-il en me baisant la main.

Au cours de la soirée, ses camarades de promotion me laissent entendre que c’est la première fois qu’Eric est accompagné d’une jeune fille. Nous profitons des quatre salles de bal réparties dans les étages. Je vais de découvertes en découvertes. Eric est bon danseur et nous apprécions tous les deux les quatre orchestres qui proposent des musiques et des rythmes différents. Je suis sur un nuage. J’ai le sentiment de vivre un conte de fée. L’animation générale, la musique, les grands escaliers, tout m’impressionne. C’est une expérience unique pour moi.

Nous rentrons au milieu de la nuit et prévoyons de nous revoir bientôt. Je suis ravie de cette nouvelle relation. J’ose rêver mais sans trop y croire. En 1955 n’existent ni réseaux sociaux ni téléphones portables. Je dois donc attendre un appel téléphonique d’Eric.

Après plusieurs semaines d’un silence étrange, Eric m’invite à un après-midi dansant de l’Ecole Militaire.

  Je dois te dire que cet événement qui a lieu plusieurs fois par an, est surnommé ‘le pince fesses’.me dit-il, en s’excusant pour cette liberté d’expression.

Je ris car enfin je le trouve moins guindé.

Son ami Jean est présent, toujours aussi courtois tandis qu’Eric reste prévenant et affable. Nous avons, lui et moi, de longues conversations, j’ai l’impression que nous commençons à être en harmonie. Je l’apprécie beaucoup mais je ne suis pas amoureuse. Au fil du temps, il ne se manifeste que rarement, pas d’appels téléphoniques pendant plusieurs semaines. Je suis étonnée, un peu déçue, mais il se justifie par des missions de déplacement en Angleterre.

  - Je te ferai signe à mon retour, me dit-il.

Je vais d’étonnement en questionnements. Lors de ces retrouvailles il s’amuse à me raconter ses escapades avec les petites anglaises, anecdotes partagées bien sûr en connivence avec son ami Jean. Je trouve ces confidences inattendues et dérangeantes.

Cet été- là nous partirons à Bruges, à Gand. Et puis nous passons une journée très romantique dans les dunes de la mer du Nord. Plus tard nous allons à Deinze où il souhaite me faire rencontrer sa grand-mère. Petit à petit nos relations, bien qu’irrégulières, se font plus tendres. Il m’embrasse, me sert fougueusement dans ses bras. Et pourtant un jour il s’éloigne de moi et me dit :

  Prenons nos distances, car je sens que nous pourrions être amenés à des excès.

Je suis étonnée, surprise, je ne comprends pas cette phrase, cette attitude. Je le trouve singulier. Nous commençons pourtant à mieux nous connaître et nous parlons beaucoup. Quand la conversation nous amène à parler de la vie du couple, il me dit avec aplomb :

  En tout cas, moi, je ferai chambre à part. Je ne supporterais pas de partager un réveil négligé avec ma compagne

J’avoue qu’il me déconcerte sérieusement. J’ai connu un autre garçon avant lui, je sais ce que signifie une relation amoureuse. Son comportement me semble peu banal.

Un jour nous parlons lecture, auteurs et il me demande :

  Que penses -tu d’André Gide ?

Je réponds par l’énumération de mes lectures, mon admiration pour l’auteur. Je sens que ma réponse le désarçonne. En 1955, le genre et les tendances sexuelles ne sont pas évoquées ouvertement. Je suppose qu’Eric essaye d’ouvrir un débat, de me faire réfléchir. A quoi ? De quoi veux-t-il m’avertir ? Je ne sais pas. Je suis perturbée, j’ai dix-huit ans, je me sens mal à l’aise. Trop de choses nous séparent.

Après une nouvelle absence marquée par un silence prolongé, je décide de ne pas poursuivre ces rencontres qui ne m’apportent qu’énigmes et interrogations.

Après réflexions et l’analyse de certaines attitudes, je comprends enfin, la réalité évidente : Eric est homosexuel. Je n’étais qu’un alibi ! Ma présence le rassurait sans doute, lui offrait l’image du jeune homme bien sous tous rapports. Je le dédouanais d’une situation sur laquelle il s’interrogeait lui-même.

J’ai rétrospectivement soupçonné ses parents de m’avoir utilisée comme échappatoire à une réalité qu’ils refusaient. Je l’ai perçu comme un camouflet.

Mais j’ai compris le désarroi d’Eric. J’en ai gardé une tendresse particulière pour ce garçon. Homosexuel il a essayé -sincèrement sans doute- de combattre ses pulsions. Un combat impossible : son ami Jean était le plus fort.

Je n’ai plus jamais eu de leurs nouvelles.

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