Chez moi, j’étais un enfant naturellement enjoué, gentiment espiègle et volontiers envahissant. Mais dès que je sortais de la maison, je me prenais une gueule de premier communiant pour affronter le monde comme si je lui rendais une visite de courtoisie.

J’avais honte. J’accompagnais souvent ma mère dans ses déplacements et j’avais honte. Honte de son allure, honte de son accent, honte d’être un Rital, honte d’être né à Mulhouse. Pourquoi diable étais-je né à Mulhouse ? Lorsque en présence d’autres personnes, elle me parlait en italien, je lui répondais en français pour bien faire comprendre aux gens qui nous entouraient que je n’étais pas du même monde que cette dame. Je voulais être, au moins paraître, Français, sans avoir l’air étrange, ou pire, étranger ! Je fis tant et si bien pour plaire à mes hôtes que j’en devins timide. Le prix à payer, sans doute !

En classe, mes camarades évoquaient parfois ce qu’ils avaient mangé la veille ; je m’abstenais quant à moi de raconter de quelle façon ma mère avait accommodé nos sempiternelles pâtes ; je craignais les quolibets qui allaient pleuvoir aussi sûrement qu’une giboulée s’abat au printemps.

Il fallait bien que ma mère s’acquittât de temps à autre de démarches administratives ou qu’elle fasse des achats : de vêtements, d’appareils électroménagers… Elle insistait alors pour que je l’accompagne et lui serve d’interprète. Normal, après tout ! Les achats se passaient relativement bien… jusqu’au moment de passer à la caisse. À cet instant, ma mère prenait la relève, le regard implorant, dans un sabir incompréhensible, mélange approximatif d’italien et de français, elle expliquait au vendeur que le prix affiché ne lui convenait pas, qu’il devait y avoir une erreur et qu’il fallait par conséquent le ramener à une plus juste mesure. Je ne savais plus où regarder, mon cœur battait la chamade. Après quelques échanges verbaux tendus mais courtois, le vendeur, vaincu, accordait une remise. Avait-il compris le sabir de ma mère ? Dur-dur d’être là alors que j’aurais voulu être ailleurs.

Ma mère accordait peu de valeur à ce qu’elle savait naturellement, intuitivement : cuisiner, jardiner, coudre, gérer les avoirs du ménage. Elle répétait à l’envi avec un aplomb indéfectible : « Ce que je sais, tout le monde le sait, pas besoin d’aller à l’école pour ça ! » Pour elle, l’école enseignait tout autre chose. Des choses qui relevaient d’un univers que sa condition de naissance lui interdisait. Pour s’en sortir au quotidien, la pratique et l’expérience suffisaient. Le reste, la musique, la littérature, les sciences, la politique, le droit… appartenait aux nantis, aux « âmes bien nées » ! Elle espérait cependant secrètement que son fils puisse un jour y avoir accès.

Le discours que tenait ma mère sur l’enseignement trouvait un écho favorable dans le chef de mon père mais pas pour les mêmes raisons. Ma mère croyait en la grâce de Dieu ; mon père, lui, croyait au communisme dont il fut un militant ardent après avoir été un opposant actif au régime fasciste en Italie. Il avait cependant déjà remisé sa faucille et son marteau lorsque en naissant, je fis irruption dans sa vie. Il vouait une reconnaissance appuyée à ce pays d’accueil qui lui offrait de quoi vivre dignement en échange de quelques heures de son temps. Il s’interdisait par ailleurs de faire valoir ses opinions en dehors de la sphère familiale et exigeait que j’en fisse autant : « Tu n’es pas chez toi ici, tes opinions tu les gardes pour toi. Si tu entends les autres en parler, toi, tu la fermes ! ». Mais d’où suis-je, alors ?

J’ai grandi entre une mère à la tchatche toute méditerranéenne, fidèle à l’avènement du Christ, et un père communiste discret qui espérait en silence l’avènement d’une lutte finale. Chacun à sa manière m’a transmis les mêmes valeurs : le respect, la loyauté, l’honnêteté, le partage, le goût de l’effort qui conduit à la satisfaction… Ma mère prétendait qu’en appliquant ces préceptes je préparerais mon nid au paradis ; mon père, lui, croyait que seules ces valeurs-là rendraient les hommes égaux.

Les convictions de ma mère l’emportaient généralement sur les arguments paternels. Ainsi, vers l’âge de douze ou treize ans, malgré les vitupérations et les injonctions contrariées de mon père, elle décida qu’il me fallait, en bon chrétien, accomplir ma communion solennelle, cette sorte de rite de passage qui introduit l’enfant dans l’antichambre de l’âge adulte : l’adolescence.

En réalité, c’était pour tous une occasion de faire la fête et pour moi de recevoir des cadeaux. En vrac, j’ai reçu un service en porcelaine de Limoges composé d’assiettes plates, creuses, à dessert, de tasses à café et de soucoupes, sans oublier des verres à pied en cristal et un ensemble de couverts en inox. En dehors de la vaisselle indispensable pour le jour lointain où je serais un homme, je me vis offrir un vélo-randonneur Peugeot bleu métallisé que j’écrasai quelques semaines plus tard contre une berline Peugeot 404 blanche en finissant ma course juste à côté du conducteur après avoir traversé son pare-brise. On m’avait également fait don d’une montre de plongée aux fonctions multiples qui, fermement bouclée autour de mon poignet, résista parfaitement à la traversée dudit pare-brise.

J’aimais beaucoup l’électronique et le piano. Je devins donc imprimeur, à la grande satisfaction de mes parents qui, pour une fois, approuvaient tous deux mon choix. Sous l’œil vigilant, sévère, exigeant et néanmoins bienveillant de mon Maître, je suis devenu en quelques années un compagnon imprimeur-typographe, un titre dont je suis toujours fier car, en plus de la technique, mon Maître m’enseigna les fondements, les raisons et l’âme du métier. Merci Maître !

L’ironie exercée envers les Ritals s’estompa à mesure que je grandissais et, dès le début des années soixante, d’autres migrants, plus méridionaux encore, allaient désormais préoccuper les Français. Des vagues successives de migrants composées d’anciens coloniaux rapatriés du Maghreb, qu’on appelait les pieds-noirs, entraînant dans leur sillage des populations locales sympathisantes de la République, des Algériens, des Tunisiens, des Marocains, mais aussi des Espagnols, des Portugais, des Sénégalais, des Yougoslaves, des Polonais, des Vietnamiens. Au fur et à mesure de l’arrivée de ces nouveaux migrants, l’Europe, quant à elle, se construisait petit à petit et, un beau jour, je suis passé du statut de petit Rital à celui de noble ressortissant d’un État membre de la Communauté Économique Européenne. La classe, non ? Ces années d’apprentissage ont compté parmi les plus heureuses, les plus insouciantes, les plus enrichissantes de ma vie.

L’imprimerie qui m’engagea comptait alors une quarantaine d’employés-ouvriers parmi lesquels deux étrangers déjà, un Yougoslave et un Espagnol. Au quotidien, mes relations avec les typographes alsaciens étaient excellentes, chaleureuses et même franchement amicales à plus d’un titre. Mes collègues ne pouvaient s’empêcher toutefois de lâcher à l’occasion quelque plaisanterie « ritalienne ». Je riais de bon cœur avec eux et, bien souvent, j’en rajoutais avec des petites phrases persillées d’expressions alsaciennes dont j’avais finalement enrichi mon vocabulaire.

Au fond de moi, la dualité entre mon environnement familial et mes activités à l’extérieur persistait. Dualité qui étrangement se manifestait également lors de mes fréquents séjours en Italie. Elle me suivra partout, fidèle, et fera de moi un être perpétuellement en visite. Cela s’est confirmé quelques années plus tard lorsque j’émigrai à Bruxelles, ville libertaire, lumineuse, enjouée, radieuse qui contrastait avec Mulhouse la soumise, la bien pensante, la rigoureuse. Bruxelles m’a ouvert ses bras, je m’y suis blotti comme un enfant s’enfouit dans les bras de sa mère.

Ma décision de partir s’était imposée comme une évidence inconditionnelle. Je distribuai en quelques semaines mes bouquins et mes disques en vinyle au centre culturel de mon quartier, je déposai quelques objets, un magnétophone à bandes, un autre à cassettes, un tourne-disque stéréo et mon vélo chez un brocanteur, mon ampli et ma guitare chez le marchand d’instruments de musique. Je confiai à mes parents le sacro-saint service en porcelaine et les meubles de ma chambre. Tout ce que j’emportais tenait dans un sac de sport. Avec ce bagage, et ma dévouée dualité, je partais conquérir Bruxelles !

3 commentaires Répondre

  • JeannineKe Répondre

    olio, aiglio e basilico ! ! !

  • JeannineK Répondre

    Dario,
    j’ai trouvé intéressant votre récit.
    il m’interpelle.
    Mon mari est italien du Sud.
    Il a transmis à ses enfants la fierté de ses origines. Et mes enfants revendiquent ce privilège de double culture.
    ( Les pâtes accommodées de multiples façons sont incontournables et très appréciées par les amis.)
    Vous êtes devenu compagnon imprimeur, typographe. Vous dites "merci Maître"
    Vous parlez du respect, la loyauté, l’honnêteté, le partage, le sens de l’effort prônés par papa et maman. J’aurais aimé lire "merci à mes parents "

    • Dario Répondre

      Réponse à JeannineK.
      Vous avez raison, j’aurais pu dire "merci à mes parents" dans le texte présenté ici !”¦ Rassurez-vous toutefois car mes parents font l’objet de toute ma gratitude dans un chapitre bien plus long de mon recueil de vie et qui leur est entièrement consacré.
      En attendant, je vous dis "merci Jeannine" d’avoir accordé votre intérêt à mon récit et surtout d’y avoir réagi.

      Malgré les recettes à foison toujours plus imaginatives et toujours plus inattendues pour accommoder les pâtes, ma préférence va néanmoins à une recette de base toute simple : olio, aglio e peperoncino. Et vous ?

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